Joe Biden avait entamé son mandat en promettant de mobiliser les instruments anti-monopole contre les géants des nouvelles technologies, et rapidement enchaîné les nominations-clés prouvant qu'il comptait bien tenir parole. Mais depuis, les résultats concrets tardent à se manifester. Si l'administration Biden n'a pas chômé sur le plan législatif, passant plusieurs lois ambitieuses pour doper la production industrielle américaine et investir dans les énergies vertes, les lois visant à casser le monopole des Gafam, se font, elles, toujours attendre.
Après avoir limité la casse lors des élections de mi-mandat, le président américain profitera-t-il des deux dernières années de son mandat pour légiférer sur cette question ?
Les efforts de lobbying de la tech ont porté leurs fruits
Le budget fédéral de 1.700 milliards de dollars pour l'année fiscale 2023, voté de justesse en toute fin de semaine dernière, permet d'en douter. En effet, les tenants d'une ligne dure contre les Gafam espéraient profiter de ce vote pour faire passer deux propositions de lois anti-monopole et bipartisanes, que le chef de la majorité démocrate au Sénat, Chuck Summer, avait publiquement soutenues : l'American Innovation and Choice Online Act (AICOA), d'une part, et l'Open App Markets Act (OAMA), d'autre part.
La première aurait interdit à des entreprises comme Amazon et Google de favoriser leurs propres produits par rapport à ceux de leurs concurrents sur leurs plateformes respectives. La seconde aurait forcé Google et Apple à ouvrir le Google Play Store et l'App Store à des places de marché rivales.
Aux États-Unis, les propositions législatives sont en effet souvent regroupées sous forme de « paquets » rassemblant plusieurs lois et mesures budgétaires, ce qui permet de faire des compromis susceptibles de satisfaire chaque famille politique afin d'obtenir un nombre de votes suffisant.
Mais le « paquet » que Chuck Summer a soumis au vote des parlementaires américains n'incluait finalement aucune de ces deux lois, qui avaient pourtant recueilli le soutien de la majorité des élus démocrates (à l'exception de ceux de Californie) et des républicains tendance populiste comme Josh Hawley, le sénateur du Missouri. Ce dernier a aussitôt dénoncé les importants efforts de lobbying déployés par les Gafam pour faire pression sur les élus et torpiller les deux lois.
L'industrie a en effet dépensé plus de 100 millions de dollars depuis le début du mandat de Joe Biden pour éviter les régulations à son encontre. Rappelons également que la Silicon Valley contribue largement à financer les campagnes électorales des candidats démocrates, ce qui peut expliquer que certains élus y repensent à deux fois avant de voter des lois susceptibles de provoquer l'ire de leurs généreux mécènes.
Pas de grande loi ambitieuse en vue
Ainsi, et malgré le fait que la lutte contre les monopoles technologiques constitue l'un des rares point d'entente entre le parti démocrate et certains élus républicains, il est peu probable que Joe Biden parvienne, durant le reste de son mandat, à faire voter par un Congrès désormais divisé des lois qu'il n'a pas réussi à passer lorsqu'il en contrôlait les deux branches.
« Le fait que le Congrès soit désormais divisé va rendre le vote de lois significatives encore plus difficile au cours des deux années à venir. Pour ce qui concerne les plateformes dominantes, l'action va donc continuer de se dérouler en Europe », prédit Mark Lemley, professeur de droit à la Stanford Law School, spécialisé dans les nouvelles technologies et les régulations antimonopole.
« Il est toutefois possible que certaines lois ciblant un domaine bien précis recueillent un soutien bipartisan. Cela pourrait être le cas d'une mesure requérant l'ouverture des app stores, ciblant TikTok ou les plateformes de cryptomonnaies », tempère-t-il.
Pourquoi l'action de la FTC est désormais à suivre d'encore plus près
En outre, les partisans de la lutte anti-monopole ne repartent pas totalement bredouilles après le vote du budget 2023. Celui-ci contient en effet des fonds supplémentaires pour deux des agences fédérales les plus actives sur ce front : 35 millions de dollars pour la division antimonopole du Département de la Justice et 50 millions pour la Federal Trade Commission (FTC), le gendarme américain de la concurrence.
Une excellente nouvelle pour Lina Khan, la très anti-Gafam directrice de la FTC, qui dans une interview récente accordée au Wall Street Journal se plaignait justement des trop maigres moyens de son agence face aux empires financiers mondiaux que constituent les Gafam. « Nous ne disposons pas des ressources suffisantes, sachant que nous nous retrouvons face à certaines des entreprises les plus formidables, prospères et puissantes d'Amérique. Une grosse partie de notre travail consiste donc à choisir nos combats, nos ressources n'ayant pas suivi la croissance de l'économie, ni celle de l'ampleur de la mission que nous confie le Congrès. »
C'est d'autant plus important qu'une paralysie au niveau législatif signifierait que la majorité des efforts pour endiguer le monopole des Gafam reposerait sur les épaules d'agences comme la FTC. Celle-ci a monté plusieurs dossiers qui seront à suivre de près en 2023.
Elle essaie notamment de bloquer le rachat de Blizzard par Microsoft, arguant que celui-ci lui permettrait d'obtenir une position hégémonique sur le marché du jeu vidéo par abonnement et du cloud-gaming. Une autre acquisition, celle de l'entreprise Within, spécialisée dans la réalité virtuelle, par le groupe Meta, suscite également l'opposition de l'agence, qui y voit une tentative par la société de Mark Zuckerberg d'écraser la concurrence dans le cadre de son pivot sur le métavers.
L'agence étudie également la possibilité de mettre en place de nouvelles restrictions autour de la protection de la vie privée des internautes, afin notamment de protéger les jeunes utilisateurs de réseaux sociaux comme Facebook, Instagram et TikTok, et de limiter la collecte des données personnelles au service du marketing.
L'article 230 en péril ?
En 2023, les regards seront également tournés vers la Cour Suprême de Justice, qui étudie depuis le mois d'octobre une plainte concernant l'article 230. Celui-ci offre aux plateformes comme Facebook, YouTube et Twitter une immunité juridique quant aux contenus illégaux postés par les utilisateurs.
La plainte est déposée par plusieurs familles de victimes des attentats du 13 novembre 2015 à Paris, qui estime que YouTube a favorisé la propagande de l'État islamique en recommandant les vidéos de l'organisation terroriste via son algorithme. Si la Cour Suprême venait à trancher en faveur des plaignants, ce serait un séisme dans le monde des grandes plateformes, qui les forcerait à revoir totalement leurs règles de modération et le fonctionnement de leurs algorithmes.
Malgré un congrès divisé, l'année 2023 s'annonce ainsi tout sauf ennuyeuse pour quiconque suit de près le bras de fer entre Gafam et régulateur.
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