A défaut d'un soutien militaire, les pays de l'Union européenne (UE) ont imposé des sanctions à la Russie en rétorsion à son invasion armée de l'Ukraine qui visent d'abord le portefeuille. L'objectif assumé est de "couper tous les liens entre la Russie et le système financier mondial", a affirmé ce vendredi le ministre français de l'Économie Bruno Le Maire, avant une réunion avec ses homologues européens sur le sujet à Paris.
Pourtant, si elles se voulaient "dévastatrices", selon le mot employé au G7, elles ne sont finalement pas maximalistes, puisque la Russie n'a pas été exclue du fameux système interbancaire Swift (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication), cette messagerie sécurisée qui facilite les transactions de montants importants entre les banques.
L'entreprise Swift, une coopérative privée basée à Bruxelles, soumise au droit belge et européen, regroupe 11.000 établissements bancaires dans 200 pays. Elle joue le rôle d'intermédiaire informatique entre deux banques adhérentes, sans opérer le transfert de fonds elle-même. Mécaniquement, un bannissement du réseau Swift rend beaucoup plus difficile à une banque de mener des transactions internationales et, par conséquent, de financer le commerce international, surtout dans la zone OCDE. Or, selon le site de l'association nationale russe Rosswift, la Russie est le deuxième pays après les États-Unis en nombre d'utilisateurs de ce système, avec quelque 300 banques et institutions russes membres.
70% des transactions des banques russes seront affectées
Pourquoi Joe Biden et les Européens ont-ils écarté cette arme "atomique", régulièrement agitée par les « faucons » à Washington pour faire pression sur Vladimir Poutine? Selon le chancelier autrichien Karl Nehammer, qui plaidait finalement vendredi pour exclure la Russie de Swift, les sanctions économiques décidées jeudi par les dirigeants du G7 affecteraient déjà 70% des banques russes dans leurs transactions.
Certes, mais la raison pour laquelle on laisse 30% des transactions russes intactes est davantage liée au fait que l'Europe dépend à 40% de ses besoins de gaz de la Russie. Si plusieurs pays ont préféré temporiser, c'est qu'ils redoutent que Moscou prenne en retour comme mesure de rétorsion de fermer le robinet des gazoducs reliant la Russie à l'Europe. "Il est important de souligner que les liens commerciaux de la zone euro ne sont pas importants en dehors de l'énergie, qui représente les deux tiers de la valeur des importations russes de la zone euro", commentent Luca Paolini, stratégiste, et Sabrina Khanniche, économiste, chez Pictet Asset Management.
Parmi ces pays qui ont émis des réserves, on retrouve l'Allemagne qui importe 65% de son gaz de Russie (estimation 2020, selon les données d'Eurostat), l'Autriche (80%) et la Hongrie (95%). Outre ces pays, la Macédoine du nord et la République tchèque (100%), la Slovaquie (85%), la Bulgarie (75%), la Finlande (67%), la Pologne (55%), la Roumanie (45%), l'Italie (43%) ne peuvent se passer du jour au lendemain du gaz russe dont l'arrêt les plongerait dans une grave crise énergétique.
Or il n'existe pas d'alternative immédiate, l'offre mondiale de gaz naturel liquéfié (GNL), plus chère, est insuffisante, sans compter qu'il manque à l'Europe des infrastructures de regazification qui demandent d'importants investissements. Il reste le charbon, mais outre que son prix a lui aussi explosé, y recourir massivement au regard des émissions de carbone serait nier toute la politique de transition énergétique que l'Europe cherche à mettre en place.
Double effet
En outre, débrancher un État de Swift a un double effet. C'est aussi empêcher ses propres banques de faire des transactions avec les banques du pays puni. "La Russie est en effet un partenaire commercial plus important pour l'Union européenne que pour les Etats-Unis. Au plan des flux commerciaux, des engagements des banques (90 milliards de dollars pour les établissements européens vs 25 milliards de dollars pour les américains), mais c'est surtout sur le plan de l'approvisionnement en énergie que la dépendance de l'Europe est problématique (45% du charbon, 40% du gaz et 23% du pétrole)", commentent les analystes de Edmond de Rothschild.
Une donnée qui n'a pas échappé aux nations les plus dépendantes économiquement de la Russie, comme l'Allemagne. "Une suspension de Swift aurait des répercussions massives (...) pour les entreprises allemandes dans leurs relations avec la Russie, mais aussi pour régler les paiements de livraison d'énergie", s'est justifié vendredi le porte-parole du gouvernement allemand, Steffen Hebestreit, cité par l'AFP. En Hongrie, le Premier ministre Viktor Orban s'est félicité que les sanctions décidées jeudi "ne s'étendent pas à l'énergie", garantissant "l'approvisionnement en énergie de la Hongrie et des autres États membres de l'UE".
Même du côté des États européens les moins dépendants des matières premières russes, comme la France, on reste sceptique, tant l'application d'une telle mesure est complexe. "Swift fait partie des options" mais "c'est la toute dernière option", a commenté jeudi le ministre français de l'Économie Bruno Le Maire.
Un attentisme qui agace au sein même de l'Europe: "Les gouvernements de l'UE qui ont bloqué les décisions difficiles (...) se sont déshonorés", a fustigé l'ex-président du Conseil européen Donald Tusk, actuel chef du parti de droite PPE au Parlement européen. Une critique exprimée également par l'Ukraine. Du côté anglo-saxon, on tente de faire fléchir l'UE. Le Premier ministre britannique Boris Johnson a ainsi plaidé, durant la réunion du G7, en faveur d'une telle mesure, selon un porte-parole. "Nous voulons que (Swift) soit désactivé. D'autres pays ne le veulent pas", a regretté le ministre britannique de la Défense Ben Wallace à la radio BBC.
Le chef de l'Etat américain, Joe Biden, a pour sa part assuré jeudi que couper la Russie du réseau Swift restait "une option", tout en reconnaissant qu'"actuellement ce n'était (pas) une position partagée par les Européens". En écartant le bannissement de la Russie de Swift, ces derniers font le pari que Vladimir Poutine pourrait être sensible à ce choix.
Recours aux mesures les plus extrêmes
Une position discutable, vu que le président russe a menacé de recourir aux mesures les plus extrêmes, comme l'arme nucléaire, pour établir un rapport de forces en sa faveur. Il pourrait donc se servir de la suspension de ses livraisons de gaz naturel et du pétrole comme arme diplomatique en cas de menace, en particulier dans une période où le prix du baril de pétrole tourne autour de 100 dollars. "La gravité du conflit et la vitesse à laquelle les événements évoluent signifient que des scénarios extrêmes tels qu'une suspension des livraisons de gaz à l'Europe ne sont plus impensables", assure Angel Talavera, économiste chez Oxford Economics.
En effet, la Russie dont la dette n'est que de quelque 20% du PIB, dispose par ailleurs de réserves de changes qui atteignaient quelque 640 milliards de dollars au 18 février (soit environ le double du montant constaté en 2014, selon une note de Natixis), et d'un fonds souverain évalué à 175 milliards de dollars. De quoi potentiellement tenir dans le rapport de forces international.
L'autre argument pour garder Moscou dans le système Swift est celui de l'inflation. "La Russie est à l'origine de 13 % de la production mondiale de pétrole et de 17 % de celle de gaz. Elle est également un important producteur de métaux, notamment de palladium, de platine et d'or. L'élimination de l'offre russe entraînerait une hausse durable du prix du pétrole et d'autres produits de base, ce qui renforcerait les pressions inflationnistes mondiales. La hausse des prix réduirait le pouvoir d'achat des consommateurs et pourrait réduire les marges bénéficiaires des entreprises", indiquent les analystes de Pictet Asset Management.
Un scénario qui compliquerait passablement le choix des banques centrales, qui ont reconnu ces dernières semaines que la hausse de l'inflation était plus durable que prévu en annonçant un resserrement des politiques monétaires. Aux Etats-Unis, elle a accéléré en janvier à 6,1%, selon l'indice prix de base de la consommation des particuliers (PCE), privilégié par la Fed.
En France, elle a également progressé en février pour s'établir à 3,6% sur un an, alimentée par des hausses de prix quasiment généralisées, selon une première estimation dévoilée vendredi par l'Insee. Après avoir progressé de 2,9% en janvier, l'indice des prix à la consommation a bondi en raison "d'une accélération des prix de l'énergie, des services, des produits manufacturés et de l'alimentation", détaille l'institut statistique.
Crise énergétique en Europe
Le choix du moment de l'invasion de l'Ukraine par Vladimir Poutine ne doit rien au hasard. Dans un contexte d'une hausse générale des prix (+5,1% en janvier dans la zone euro) alimentée en large part par la crise énergétique que traverse l'Europe, prendre le risque d'une nouvelle crise énergétique aurait des effets durables sur les économies européennes, et peser sur la reprise économique, qui reste fragile et étroitement dépendante de la politique monétaire menée par la Banque centrale européenne (BCE).
"Bien que la guerre signifie une inflation plus élevée, son impact négatif sur la croissance et les conditions financières pourraient inciter la BCE à reconsidérer son plan actuel de relèvement taux d'intérêt plus tard cette année et mettre fin aux achats d'actifs à un rythme accéléré, adoptant plutôt une approche plus flexible, dépendante des données, basée sur l'évolution de la crise. Notre nouvelle ligne de base voit un léger retard dans la normalisation de la politique processus, la première hausse des taux d'intérêt étant reportée au premier trimestre 2023", assure Angel Talavera chez Oxford Economics.
Autrement dit, l'invasion de l'Ukraine peut jouer comme un effet papillon sur l'ensemble de l'économie mondiale, et sur celle de l'Europe en particulier.
(avec AFP)