Pour ou contre : le télétravail est-il irréversible ? (Claudia Senik face à Sophie de Menthon)

Pratique ultra-marginale jusqu'en 2019, le télétravail s'est répandu massivement en seulement trois ans. L'organisation du travail s'en trouve bouleversée, tout comme la vie sociale des entreprises et des salariés. Va-t-on revenir en arrière sur le télétravail ? C'est le débat de la semaine entre Claudia Senik, économiste, professeur à PSE (Ecole d’économie de Paris), et Sophie de Menthon, cheffe d'entreprise et présidente du mouvement patronal ETHIC.
Claudia Senik et Sophie de Menthon.
Claudia Senik et Sophie de Menthon. (Crédits : DR)

La pandémie a bouleversé l'organisation du travail des entreprises. Très marginal avant le Covid, le fait de travailler à distance s'est démocratisé en quelques semaines du fait de la fermeture des bureaux. Même après leur réouverture, la pratique a définitivement conquis de nombreux salariés, qui font désormais de la possibilité de télétravailler une condition avant d'accepter une offre d'emploi.

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Derrière des bénéfices évidents comme le gain de temps de transport, sa généralisation interroge aussi, en particulier sur le désengagement des travailleurs (deux Français sur trois veulent changer de poste, selon YouGov), l'envolée du taux d'absentéisme (+42% en trois ans selon Axa), mais aussi sur les difficultés managériales qu'elle entraîne. Dans son débat avec sa concurrente Dominique Carlac'h en début de semaine, le candidat à la présidence du Medef Patrick Martin ne cache pas que les dirigeants « manquent de recul sur le phénomène » du télétravail. Alors, le télétravail est-il irréversible?

POUR

Les changements sociaux procèdent souvent par à-coups, sous l'impulsion des chocs de l'Histoire. Ainsi la participation des femmes au marché du travail a-t-elle décollé au moment de la guerre de 1914-18, mue par la nécessité de remplacer les hommes partis au front. De même avec la crise du Covid, la pratique du télétravail, dispositif auparavant exceptionnel, s'est soudain imposée à près de 40 % de la main-d'œuvre française.

Il semble aujourd'hui évident qu'il n'y aura pas de retour au statu quo ante, c'est-à-dire à une norme unique et obligatoire de travail sur site cinq jours par semaine. « Telework will stick », notamment l'organisation du travail dite « hybride », c'est-à-dire en partie à distance et en partie dans les locaux de l'entreprise. Les salariés y tiennent beaucoup, et le rapport de force sur le marché du travail leur permet actuellement de l'exiger. Cette flexibilité est devenue un argument voire une condition sine qua non pour attirer et retenir les collaborateurs. Sur les plateformes de recrutement, les offres d'emploi proposant ce mode de travail s'accroissent de façon spectaculaire.

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Mais pourquoi le télétravail hybride et non pas intégral ? C'est que le télétravail à temps plein n'est (en moyenne) pas bon pour le moral et la santé mentale des employés. C'est ce que révèlent les études conduites pendant la crise sanitaire. Et si certaines entreprises avaient pensé basculer totalement vers le télétravail, beaucoup sont aujourd'hui revenues en arrière.

Le télétravail intégral serait ainsi, en moyenne, une mauvaise idée, et le travail hybride la solution idéale, le meilleur des deux mondes. Mais est-ce vraiment si simple ? Certes, d'un point de vue individuel, la possibilité de travailler à la maison un ou deux jours par semaine ne saurait déplaire, notamment parce qu'elle permet d'éviter les efforts et le temps passés dans les trajets entre domicile et travail. Mais lorsque ce raisonnement se généralise, le risque est grand de retrouver des locaux déserts et de voir s'étioler la densité des relations avec les collègues, la circulation informelle des idées et des nouvelles, les perspectives partagées... Bref, tout ce qui distingue l'entreprise comme organisation, par opposition à une plateforme de services contractuels.

On rencontre ici un problème classique de coordination et d'externalité. S'il n'y a plus grand monde au bureau, à quoi bon y aller ? Et il ne s'agit pas seulement d'efficacité au travail, mais aussi d'intégration sociale. Nous prenons pour acquise la fonction de socialisation que joue le lieu de travail, espace d'interactions et de rencontres avec autrui. Ces relations sont essentielles à cet « animal social » qu'est l'être humain.

Or, le télétravail remet en question cette socialisation spontanée. Ainsi, si la pratique du travail hybride s'installe durablement, la gageure est de l'organiser sans dévitaliser le lieu de travail, en inventant des modalités de préservation du collectif. Il s'agit d'un enjeu pour les entreprises mais aussi pour la société dans son ensemble.

CONTRE

Pour les entreprises qui ont accordé le télétravail à leurs salariés, dans les grandes villes et le secteur tertiaire principalement, ce dernier est en passe d'être considéré comme un avantage acquis... au nom du confort du salarié.

Cette semaine, un salarié demandait dans son entreprise à télétravailler « à cause de la visite du plombier » ; rien de choquant en soit, le confort de vie compte bien sûr, mais il reste le mot « travail » dans « télétravail » ce qui passe un peu au second plan dans certains cas. Initialement, le télétravail est né car c'était une nécessité dans une période de pandémie où se rendre au bureau était risqué. On a étendu ce mode de fonctionnement qui comprend des dimensions économiques, relationnelles, technologiques, sociales, psychologiques...même s'il faut faire la part des choses du positif et du négatif.

Rappelons que cela demeure une injustice flagrante dans la société française car il reste impossible pour une grande partie des métiers. Pas de télétravail quand on est infirmière, policier, pharmacien, agriculteur, boucher... Injustice également au sein d'une même entreprise pour des postes d'accueil, de gardiennage, de ménage, de cantine. Tous n'y ont pas accès contrairement à d'autres salariés de la même entreprise. Injustice également dans les conditions de travail qui ne sont pas les mêmes entre une personne qui télétravaille depuis son jardin ou sa maison de campagne et un autre cantonnée dans son deux-pièces. Il y a même une différence entre les sexes, dans la mesure où les femmes doivent souvent assumer davantage de tâches personnelles ou domestiques lorsqu'elles travaillent depuis leur domicile, non par obligation mais parce qu'elles le font spontanément !

Enfin rappelons que 70% des chefs d'entreprise ne sont pas favorables au télétravail. Un patron a besoin de ses salariés, de les voir, de les appeler du bureau d'à côté, d'avoir un contact de proximité avec eux. Il a besoin aussi d'être motivé par ses salariés, on l'oublie ! La présence physique n'a rien à voir avec l'échange qu'on peut instaurer à travers les écrans. Rien à voir entre une réunion à distance et le temps d'échange d'une réunion en présentiel. Le télétravail entraîne un manque criant de cohésion d'équipe. De surcroît, alors que notre quotidien est déjà saturé de discussions numériques, le télétravail démultiplie le travail sur écran.

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Une entreprise reste en priorité une communauté humaine avec des liens qui se créent, bien au-dela du professionnel. Combien de fois des salariés se confient-ils entre eux leurs problèmes, leurs difficultés ? Au bureau, il règne autre chose que le travail lui-même. Quant au sérieux des tâches et à la qualité du travail mené, pas beaucoup de différences : ceux qui sont engagés au bureau sont sérieux chez eux et ceux qui sont peu motivés ne le seront pas non plus chez eux. Cela pose la question des contrôles, de la suspicion, difficiles à distance et facteur possible de mauvaises relations.

Nous sommes déjà sur une pente glissante car l'idéologie anti-travail martelée en permanence dans les médias, la culture ou les discours politiques qui suggèrent de travailler moins s'ajoute à cette forme d'absence du lieu de travail. « Ne pas perdre sa vie à la gagner », privilégier sa vie privée, retrouver du sens au travail... sont des poncifs martelés et repris par les jeunes qui n'ont plus de repères. La conscience professionnelle s'efface au profit de la conscience de soi-même. Or, c'est le collectif, l'équipe, qui donnent un sens au travail. Sans présence dans l'entreprise on perd beaucoup de ce projet collectif d'entreprise. C'est un des facteurs entre autres des difficultés à recruter que cette forme de frustration implicite que l'on distille aux salariés, le fameux « quiet quitting » c'est-à-dire en faire le minimum, est encouragé parfois par la distanciation d'avec l'entreprise .

Mais il y a aussi des avantages et des adaptations tout à fait satisfaisantes dans le télétravail. En revanche, je dénie à quiconque au gouvernement l'aptitude de décider et de préempter ce que doit être le nouveau « rapport au travail ». Cela doit se décider dans les entreprises elles-mêmes, entre patrons, cadres, salariés... Ensemble !

Il appartient aux chefs d'entreprise et à eux seuls de répartir les missions au sein de leurs équipes et de décider de la présence ou non de leurs salariés au bureau. En contrepartie, il incombe aux chefs d'entreprise de faire le maximum pour rendre le travail plus intéressant, plus adapté aux salariés, et plus rémunérateur dans la mesure où le coût du travail et la rentabilité de l'entreprise le permettent. Il n'y a pas d'eldorado dans le télétravail et s'en saisir politiquement est inutile et dangereux.

Commentaires 5
à écrit le 29/06/2023 à 13:18
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Par anti noblesse primaire, je n'ai pas lu Sophie de Menthon...mais je suis contre.😂

à écrit le 29/06/2023 à 8:38
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Un poste tèlétravaillable est un poste délicalisable. Quant au sens du travail, c'est d'abord le sens de l'effort. Si vous n'avez pas le goût de l'effort, pas l'envie de faire des efforts, ne cherchez pas du travail : vous risqueriez d'en trouver un...

le 29/06/2023 à 17:18
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Sauf que les efforts sont rarement récompensés il n'y a aucune reconnaissance côté encadrement et employeur cela se saurait .Et quel rapport avec le télétravail si celui ci vous évite de passer 2 heures par jour, voir plus en trajet domicile travail...

le 29/06/2023 à 20:33
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Bien des cadres appelaient à revenir au bureau pas tant par sens de l'effort que par peur que ça finisse par se voir qu'ils ne servaient à rien...

à écrit le 29/06/2023 à 8:24
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Tout dépend,changer les habitudes des salariés affute leurs cerveaux puisque comme le dit Nietzsche nos actes les plus médiocres sont liés aux habitudes, mais si c'est pour en faire un facteur de stress supplémentaire ou bien d'humiliation ou d'épuis...

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