Revenue sur le devant de la scène avec la crise du Covid-19, la question de la souveraineté industrielle est l'une des priorités du plan de relance voulu par le gouvernement français. Pour y parvenir, la majorité mise, notamment, sur les relocalisations. Elle prévoit d'y consacrer 1 milliard d'euros, sur les 35 milliards d'euros alloués plus globalement à la compétitivité des entreprises et à l'innovation.
Par ailleurs, le gouvernement a identifié cinq secteurs industriels jugés critiques (santé, agroalimentaire, électronique, intrants essentiels de l'industrie et applications industrielles de la 5G). Dans ce cadre, il a récemment annoncé qu'une trentaine de projets d'installation de lignes de production en France avaient été choisies pour bénéficier d'un soutien public.
Ces efforts suffiront-ils à engager un mouvement en faveur du "made in France", à l'heure où les entreprises françaises ont été qualifiées de « championnes de la délocalisation à partir des années 2000 », comme l'écrit une note de France Stratégie remise le jeudi 19 novembre à l'Assemblée nationale ? Selon un autre rapport de la Fabrique de l'industrie, on estime entre 9.000 et 27.000 le nombre d'emplois industriels perdus chaque année en France, du fait des délocalisations. Par ailleurs, la Direction générale des entreprises a recensé 98 cas seulement de relocalisations entre mai 2014 et septembre 2018.
Isabelle Méjean, économiste, professeur à l'École polytechnique, lauréate du prix Meilleur jeune économiste 2020 (décerné par le journal Le Monde et par le Cercle des Économistes), est également spécialiste du commerce extérieur. Selon elle, la notion de souveraineté doit s'appréhender à l'échelle européenne et, dans ce cadre européen, la France doit avant tout renforcer sa compétitivité vis-à-vis de l'Allemagne. Pour ce faire, la relocalisation, au sens strict du terme, n'est pas forcément la meilleure des solutions.
LA TRIBUNE - Depuis l'éclatement de la crise sanitaire, le gouvernement le martèle : il faut relocaliser l'industrie. Jusque sur Twitter : « nous devons relocaliser et recréer des forces de production sur nos territoires », prônait Emmanuel Macron en août dernier. La France a-t-elle un problème de souveraineté industrielle ?
ISABELLE MÉJEAN - Je ne suis pas sûre que l'échelle nationale soit la bonne pour appréhender ces questions de souveraineté. Si on regarde la souveraineté à l'échelle européenne, alors il y a peu de domaines pour lesquels nous sommes très dépendants de l'extérieur.
Par rapport au reste du monde, les chaînes de production européennes sont plus régionales. Autrement dit, nous avons des chaînes de valeur qui sont plus concentrées géographiquement, par rapport aux chaînes de valeur américaines ou japonaises, qui ont une dimension internationale plus importante. Cette concentration permet de réduire la dépendance vis-à-vis de l'extérieur.
Dans ce cadre européen, comment se positionne la France ?
Près de 60% du commerce de la France avec le reste du monde se fait à l'intérieur de l'Union européenne. Le commerce international de la France s'effectue, d'abord, à l'échelle européenne. De même que les déséquilibres commerciaux de la France s'observent, d'abord, à cette échelle. Le principal poste de déséquilibre de la balance commerciale française, c'est l'Allemagne. C'est donc d'abord vis-à-vis de l'Allemagne que nous avons un problème de compétitivité.
Au vue de ce constat, relocaliser a-t-il dès lors du sens ?
Il est important de se mettre d'accord sur la définition du mot. Au sens strict, une relocalisation désigne le fait de ramener une activité qui a été délocalisée. En l'occurrence, ce qui a été délocalisé ces 20 dernières années, ce sont surtout des activités à faible contenu en valeur ajoutée, plutôt intensives en travail peu qualifié. C'est par exemple le cas de l'industrie du textile.
Or, relocaliser ce type d'activités est très difficile, puisqu'elles sont beaucoup moins rentables quand elles sont faites en France ou en Europe, plutôt que dans des pays à bas salaires. Donc il y a des secteurs pour lesquels il apparaît compliqué de relocaliser.
Quels sont, dans ce cas, les secteurs qu'il faut cibler ?
On peut se poser la question de savoir s'il vaut mieux se spécialiser sur les services plutôt que sur les biens. À ce sujet, il faut avoir à l'esprit que la frontière entre l'industrie et les services est bien plus poreuse aujourd'hui qu'auparavant.
Par exemple, il y a des entreprises qui étaient industrielles et qui sont devenues des entreprises de services. C'est le cas d'IBM qui, auparavant, était une entreprise manufacturière et qui appartient aujourd'hui au secteur des services. Par ailleurs, il y a certaines activités qui, avant, se faisaient dans le secteur manufacturier et qui sont aujourd'hui comptées comme de l'emploi dans le secteur des services, parce qu'externalisées.
La séparation entre industrie et service paraît donc un peu artificielle de ce point de vue. Je pense qu'on focalise beaucoup sur l'emploi industriel, et je trouve qu'on néglige un peu la partie services aux entreprises, qui est un gros avantage comparatif de la France.
Comment définir ce qui peut être un avantage comparatif pour la France à l'avenir ?
Ce qui est réaliste, c'est de partir des choses que l'on sait faire. Historiquement, il y a des secteurs qui constituent des avantages comparatifs de la France. On pense, par exemple, à l'aéronautique, mais on pourrait citer la chimie également.
Ensuite, plutôt que d'essayer de relocaliser des secteurs qui ont été délocalisés et pour lesquels nous n'avons plus d'avantage comparatif, il est intéressant de définir ceux qui fourniront, à l'avenir, des débouchés importants.
On sait par exemple que des réglementations environnementales concernant, notamment, le secteur du plastique, arrivent en Europe. Il peut donc y avoir un intérêt à investir dans ce dernier et ce, d'autant plus que le secteur de la plasturgie est historiquement meilleur en France.
Propos recueillis par Ivan Capecchi