À la veille d'un important Conseil des ministres européens de l'énergie, l'ambiance s'électrifie entre les États membres et l'exécutif bruxellois. Au point que le gouvernement espagnol a accusé mercredi la Commission européenne de se « payer la tête du monde », après sa proposition pour encadrer les prix du gaz, dont les niveaux restent anormalement hauts sur les marchés. En fin de journée, la France en a d'ailleurs rajouté une couche, en dénonçant un texte « insuffisant », et de l'« affichage politique » dont « l'effet sera potentiellement nul ».
En effet, la Commission a publié mardi soir une note formelle très attendue, censée permettre de plafonner les prix du gaz, après l'avoir promis il y a un mois. Comme le demandaient plusieurs pays, l'institution s'attaque plus précisément au Title Transfert Facility (TTF), le hub virtuel néerlandais où les expéditeurs et les clients négocient les approvisionnements en gaz sur le Vieux Continent.
« Il s'agirait d'une sorte de corridor, mais uniquement utilisé dans des cas exceptionnels, à partir d'un certain seuil. Cela reviendrait à dire : on s'interdit d'acheter du gaz au-delà de ce plafond », expliquait, il y a quelques semaines, l'économiste Jacques Percebois.
Seulement voilà : les conditions que Bruxelles pose à ce plafonnement du TTF sont très strictes, si bien que le mécanisme pourrait ne jamais s'appliquer. S'il avait existé au plus fort de la crise, il n'aurait d'ailleurs même pas pu être enclenché, tant les garde-fous s'avèrent nombreux.
Deux conditions très contraignantes
Pour cause, cet encadrement du marché ne serait activé que si le prix sur le TTF dépasse 275 euros le mégawattheure (MWh) pendant deux semaines consécutives. « Même quand Poutine a agité la menace d'une interruption des exportations de gaz vers l'Europe, en prétextant qu'une turbine ne fonctionnait plus, ces conditions n'étaient pas réunies ! », souligne Phuc-Vinh Nguyen, chercheur au Centre Énergie de l'Institut Jacques Delors. En effet, lorsque les prix ont brièvement atteint un niveau record de 342 euros par MWh, en août dernier, ils ne sont pas restés au-dessus des 275 euros par MWh pendant deux semaines consécutives.
Et ce n'est pas tout : pour que le plafond entre en vigueur, il faudrait aussi, dans le même temps, que les prix sur le TTF soient supérieurs de 58 euros par MWh à ceux du prix de référence mondial du gaz naturel liquéfié (GNL). Et ce, pendant 10 jours de Bourse consécutifs.
Les critiques fusent
Or, de nouvelles infrastructures de regazéification du GNL vont prochainement ouvrir en Europe, et notamment en Allemagne, afin de recevoir le fameux gaz acheminé par bateau des quatre coins du monde.
Autant de points d'entrée qui « vont décongestionner la plaque nord du gaz sur le continent, et donc mécaniquement réduire l'écart entre le prix sur le TTF et le prix mondial du GNL », affirme-t-on au cabinet de la ministre de la Transition énergétique, Agnès Pannier Runacher. « Cela rendra l'application de ce mécanisme très improbable d'un point de vue objectif. [...] C'est une sorte de filet de sécurité, mais très très bas, et il faudrait une bonne chute libre avant qu'il se déclenche », insiste un conseiller.
« C'est insensé, et même aberrant. On peut mettre en doute la volonté de voir un jour se matérialiser ce plafond. On a l'impression que la Commission européenne a proposé quelque chose pour proposer quelque chose, plutôt que de mettre en avant un mécanisme vraiment fonctionnel et pertinent », ajoute Phuc-Vinh Nguyen.
De son côté, la ministre espagnole de la Transition écologique, Teresa Ribeira, a même qualifié mercredi cette proposition de « blague », à laquelle elle s' « opposera fortement ». Pire, selon Madrid, celle-ci « va provoquer une augmentation plus importante des prix, mettant en péril toutes les politiques de maîtrise » de l'inflation.
« Un mécanisme de dernier recours »
En tout état de cause, la Commission européenne reste très frileuse à l'idée d'une intervention sur le marché du gaz. Le mois dernier, sa présidente, Ursula von der Leyen, avait d'ailleurs glissé que le plafond sur le TTF devra être « assez flexible pour assurer la sécurité d'approvisionnement, et assez haut pour que le marché fonctionne », laissant de nombreux observateurs perplexes. Car Bruxelles craint de braquer des fournisseurs, alors que le marché du GNL s'avère extrêmement concurrentiel à l'échelle mondiale.
« S'il y a un plafond trop strict, il y a de forts risques qu'ils envoient leur cargaison ailleurs, en Asie par exemple, à un meilleur prix », soulignait il y a quelques semaines à "La Tribune" Xavier Pinon, fondateur du courtier en énergie Selectra.
Ce qui risquerait au final d'aggraver la crise d'approvisionnement en gaz de l'Europe.
« Il ne s'agit pas d'une intervention réglementaire pour fixer le prix du marché à un niveau artificiellement bas. [...] Il s'agit d'un mécanisme de dernier recours pour prévenir et, si nécessaire, traiter les épisodes de prix élevés excessifs qui ne sont pas conformes aux tendances mondiales des prix », a d'ailleurs clarifié mardi Kadri Simson, la commissaire européenne à l'énergie, lors de la présentation de la nouvelle législation mardi après-midi.
« Il y a une limite à la déraison des prix »
Reste que le TTF ne reflète pas uniquement le prix de vente du GNL en Europe, mais peut aussi déterminer celui des fournitures de gaz par pipeline, lesquelles peuvent difficilement être redirigées vers un autre client. Et notamment celles de la Norvège à l'Europe, reliées par un gazoduc. « Sur ce sujet, plafonner le TTF pourrait permettre de dire qu'il y a une limite à la déraison des prix », affirme Phuc-Vinh Nguyen.
« L'extrême volatilité des cours a permis à la Norvège, devenu le principal fournisseur de l'UE [33% des importations, Ndlr], de tirer des profits record sur la dernière année, avec 200 milliards d'euros de revenus gaziers en 2022, contre 65 milliards l'année dernière. Et pour cause, puisque le TTF sert d'indice sur les contrats à long terme, dès lors que les prix sur le TTF flambent, le prix d'achat du gaz norvégien aussi », précise-t-il.
Négociations à venir
Une chose est sûre : il est peu probable que la proposition de Bruxelles soit approuvée demain, lors de la réunion des ministres européens de l'énergie. « Il est possible que la Commission ait tablé dès le départ sur le fait que plusieurs États vont négocier à la baisse », note Phuc-Vinh Nguyen.
Reste à voir quelles alternatives émergeront lors des discussions, alors que certains pays, comme la France et l'Espagne, veulent aller bien plus loin, quand d'autres, comme l'Allemagne ou les Pays-Bas, se montrent peu enclins à encadrer le marché du gaz.
Quelle que soit l'issue des pourparlers, la situation sur le marché du GNL devrait en tout cas rester tendue, tant la compétition mondiale fait rage pour recevoir le précieux combustible.