Livraisons, VTC... : Bruxelles propose une présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes

La Commission Européenne a dévoilé aujourd'hui des propositions de directive pour harmoniser le statut des travailleurs européens des plateformes. Parmi elles, une mesure était particulièrement attendue des syndicats : la mise en place d'une présomption de salariat pour les livreurs et chauffeurs VTC de plateformes telles Uber ou Deliveroo. En outre, Bruxelles entend également s'emparer du sujet des algorithmes afin de renforcer leur transparence et de lutter contre l'absence de médiation humaine. Explications.
Des livreurs de plateformes comme UberEats ou Deliveroo s'apprêtent à livrer une commande qu'ils ont acceptée directement sur la plateforme.
Des livreurs de plateformes comme UberEats ou Deliveroo s'apprêtent à livrer une commande qu'ils ont acceptée directement sur la plateforme. (Crédits : DR)

C'est une annonce qui pose les bases d'une avancée sociale majeure pour les travailleurs des plateformes. Ce jeudi, la Commission Européenne a en effet proposé tout un arsenal de mesures pour renforcer les droits des travailleurs des plateformes numériques, et entre autres des livreurs et chauffeurs VTC opérant via Uber, Deliveroo ou Bolt. Parmi elles, une proposition est particulièrement attendue de la plupart des syndicats de travailleurs : la requalification en salariés dès lors qu'il existe une relation de subordination entre le travailleur et la plateforme par laquelle il propose ses services.

« Pendant trop longtemps, les plateformes ont réalisé d'énormes bénéfices en se soustrayant à leurs obligations fondamentales aux dépens des travailleurs, tout en assurant de façon mensongère qu'elles leur offraient le choix », a ainsi fait valoir le président de la Confédération de syndicats européens (CES) Ludovic Voet.

Alors que les travailleurs des plateformes sont pour l'heure considérés comme "indépendants" et ne bénéficient donc d'aucun des droits associés au statut de salarié (couverture sociale en cas d'accident du travail, congés payés, salaire minimum...), la Commission européenne a détaillé aujourd'hui des propositions de directive, qui pourraient être amenées à être retranscrites dans les législations des différents Etats membres si elles reçoivent le feu vert du Parlement européen et du Conseil de l'UE, dans les semaines à venir.

En France, une mission d'information sur l'ubérisation s'est tenue du 22 juin au 29 septembre sur le sujet au Sénat. Elle avait rendu fin septembre des propositions allant dans le même sens. En effet, elle demandait notamment la requalification des chauffeurs et livreurs VTC des plateformes en salariés, dans la mesure où leur statut actuel d'indépendants ne correspond bien souvent pas à la nature de leur relation avec les plateformes pour lesquelles ils travaillent.

« Un livreur qui ferait une chute à vélo pendant son temps de travail ne bénéficie à ce jour d'aucune protection sociale », avait ainsi souligné Jean-Marc Cicuto, de la CFTC, lors de la mission d'information sur l'ubérisation au Sénat.

Introduction d'une présomption réfragable de salariat

La directive proposée ce jeudi 9 décembre par Bruxelles fournit une liste de cinq critères de contrôle permettant de déterminer si la plateforme est un « employeur ». Dès lors que la plateforme remplit au moins deux de ces cinq critères, elle est juridiquement "présumée être un employeur", et ses travailleurs sont "présumés être salariés". Autrement dit, il peut bénéficier des droits garantis aux salariés via la législation du pays dans lequel il travaille (salaire minimum, temps de travail, normes de sécurité...).

Les cinq critères définis par Bruxelles sont les suivants : il s'agira d'examiner si la plateforme fixe la rémunération (via son application par exemple), si elle supervise le travail par un moyen électronique, si elle impose au travailleur ses heures de travail, ainsi que le port d'uniforme ou l'usage de certains équipements, si elle lui dicte la manière dont il doit se comporter avec le client, ou si elle lui interdit de travailler pour d'autres entreprises.

Avec la directive proposée par la Commission européenne, les travailleurs qui rempliraient deux ou plus de ces critères bénéficieraient automatiquement d'une présomption réfragable de salariat, et pourraient alors jouir des droits sociaux et des droits du travail qui découlent du statut de « travailleur salarié ».

Pour ceux qui sont requalifiés comme travailleurs salariés, cela comprend « le droit à un salaire minimum (lorsqu'il existe), à la négociation collective, à la protection du temps de travail et de la santé, aux congés payés ou à un meilleur accès à la protection contre les accidents du travail, des prestations de chômage et de maladie, ainsi que des pensions de vieillesse contributives », précise la Commission européenne. Les plateformes seront autorisées à contester ou à réfuter cette qualification, mais il leur incombera de prouver qu'il n'existe pas de relation de travail.

Si les plateformes de livraisons de repas ou véhicules avec chauffeur (VTC) sont les premières visées, des services en ligne sont également concernés : en tout, quelque 500 entreprises et 28 millions de personnes dans l'UE travaillent par l'intermédiaire des plateformes de travail numériques et dans 90%, elles ont le statut d'indépendant. Et on estime qu'environ 5,5 millions de personnes, soit 20% des travailleurs européens des plateformes, sont aujourd'hui erronément qualifiées de travailleurs indépendants.

Le projet présenté aujourd'hui vise donc à pallier ce phénomène, d'autant que dans ses orientations politiques la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, s'est engagée à renforcer l'Europe sociale et pour ce faire à examiner « les moyens d'améliorer les conditions de travail des travailleurs de plateforme ». Qui plus est, l'économie de plateformes croît très rapidement, et on estime qu'en 2025, 43 millions de personnes dans l'UE travailleront pour les plateformes numériques.

Renforcer la transparence des algorithmes

Outre le statut professionnel de ces travailleurs, la directive entend également s'attaquer à un autre chantier clé : celui de la gestion des algorithmes. A ce jour en effet, les travailleurs des plateformes sont régis par un "management algorithmique", autrement dit un encadrement et évaluation constante par des algorithmes. Problème : derrière la neutralité affirmée par les plateformes, se cachent aussi des biais discriminatoires soumettant les travailleurs à une forte pression à la connexion. L'absence de médiation humaine peut également conduire à des licenciements automatiques abusifs, comme cela a déjà été le cas pour des chauffeurs Uber, qui n'ont alors aucun moyen de contester cette décision auprès des plateformes.

« Il ne s'agit pas d'un outil neutre », ne cessait de marteler Pascal Savoldelli, rapporteur de la mission d'information sur l'ubérisation, lorsque celle-ci se tenait au Sénat.

La Commission européenne, qui a pu constater les carences du management algorithmique, en a donc tenu compte dans les propositions de directive qu'elle a effectuées ce jour, et dans lesquelles elle appelle notamment à « renforcer davantage la transparence dans l'utilisation des algorithmes par les plateformes de travail numériques ».

Une mesure qui permettrait entre autres de lutter contre les notations biaisées alors que les chauffeurs et livreurs Uber, par exemple, sont aujourd'hui soumis à des évaluations de la part des clients, et que les algorithmes ne détectent pas les biais discriminatoires, pénalisant ainsi les chauffeurs ayant fait l'objet d'une notation arbitraire et donc injuste.

Interrogé il y a quelques semaines par La Tribune sur le sujet, le rapporteur de la mission d'information sur l'ubérisation Pascal Savoldelli avait par exemple évoqué l'existence de discriminations sexistes envers des femmes chauffeurs, s'accompagnant parfois d'un chantage à la note.

« J'ai eu connaissance de témoignages de femmes travaillant sur ce type de plateformes et étant victimes de propos sexistes, voire de menaces de recevoir une mauvaise note, si elles refusaient d'accepter les avances de certains clients. Il est alors très difficile de contester ce type d'évaluations négatives auprès de la plateforme », avait-il expliqué à La Tribune.

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La directive souhaite également « garantir un suivi humain du respect des conditions de travail » en créant le droit de contester des décisions automatisées, alors que certains travailleurs peuvent aujourd'hui voir leur compte désactivé sans avoir la moindre possibilité de recours.

Pour rappel, aujourd'hui, dans le cas où des travailleurs Uber refuseraient certaines courses, l'algorithme peut les licencier directement. En 2020, certains chauffeurs britanniques travaillant pour Uber avaient d'ailleurs porté plainte contre la plateforme aux Pays-Bas (où se trouve son siège numérique), accusant Uber de les avoir licenciés automatiquement. En juillet 2020, la plateforme Uber a même rajouté une annexe à ses conditions d'utilisation, précisant qu'elle « peut restreindre de manière définitive » l'accès à l'application « sans motif particulier et à tout moment ». Concrètement, un chauffeur ayant fait l'objet d'une plainte de la part d'un client pour agression physique ou verbale peut donc voir son compte désactivé par Uber ou UberEats, sans même avoir connaissance de la raison de cette suspension.

Si la directive est approuvée par le Parlement européen et le Conseil de l'UE, ces nouveaux droits seront accordés tant aux travailleurs salariés qu'aux travailleurs véritablement indépendants.

Favoriser une harmonisation sociale au sein de l'UE

A ce jour, à travers l'UE, des tribunaux ont rendu plus d'une centaine de décisions et des centaines d'autres sont en attente sur des contentieux. Mais aucune harmonisation sociale n'existe hormis ces cas qui peuvent être utilisés pour faire jurisprudence.

Quelques pays ont déjà requalifié le statut de la plupart de leurs travailleurs des plateformes, à l'image des Pays Bas, où un tribunal néerlandais a jugé en septembre que les chauffeurs Uber étaient sous contrat de travail, et non pas des travailleurs indépendants. En Espagne, la loi Riders a été passée et a permis de faire basculer les travailleurs des plateformes du statut d'indépendants à celui de salariés.

En France, Uber fait l'objet depuis 2015 d'une enquête pour "travail dissimulé" visant les conditions d'emploi de ses chauffeurs de VTC, a indiqué mercredi à l'AFP une source proche du dossier.

Mais d'autres décisions semblent aller en sens contraire. À titre d'exemple, hier, un tribunal belge a débouté plusieurs dizaines de coursiers Deliveroo qui souhaitaient être reconnus comme salariés.

Une chose est sûre: à ce jour, les plateformes, elles, s'opposent farouchement à toute requalification importante des travailleurs et Uber France a qualifié la proposition de directive présentée par la Commission européenne de mesure « en décalage avec les attentes des travailleurs et le fonctionnement des plateformes ». Outre la fragilisation de leur modèle économique, les plateformes pointent notamment une étude du cabinet Copenhagen Economics prédisant qu'un tel scénario obligerait quelque 250.000 personnes dans l'UE à quitter le secteur.

Commentaires 3
à écrit le 11/12/2021 à 10:09
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En proposant une présomption simple (ou réfragable) de salariat pour les travailleurs des plateformes, la Commission européenne veut refermer une boite de Pandore. Ainsi le bon sens devrait prévaloir sur l'idée de précarité sans limite des travailleu...

à écrit le 10/12/2021 à 9:02
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Ah non surtout pas ! il faut que ça reste des "créateurs d'entreprise".

à écrit le 09/12/2021 à 18:41
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que soient analyses des criteres de salariat deguise, ok, pourquoi pas, ca peut faire sens; tout le reste est ridicule; ce qu'il risque juste de se passer c'est que la plateforme n'aura plus de base en europe mais qu'on pourra l'utiliser en utilisant...

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