C'est souvent le moyen le plus efficace pour tempérer la poussée inflationniste : relever les taux d'intérêt pour augmenter les coûts d'emprunt et ralentir la demande. Et l'utilisation de cette arme se précise de plus en plus. Aux Etats-Unis, l'inflation a bondi de 7,5% en janvier, une progression inédite depuis 40 ans. Dans la zone euro, elle a grimpé de 5,1%, un record depuis la mise en place de la monnaie unique. Mois après mois, le mouvement s'accélère, rendant de plus en plus plausible un premier relèvement des taux de la Réserve fédérale américaine (Fed) au mois de mars. Car cette inflation, qui fut qualifiée de "transitoire" des deux côtés de l'Atlantique jusqu'au premier semestre 2021, persiste. Pourtant, si la Banque d'Angleterre a déjà opéré deux hausses de ses taux en décembre et janvier, la Banque centrale européenne (BCE) reste attentiste. Christine Lagarde, sa présidente, redoute qu'une hausse précipitée des taux affaiblisse le rebond des économies européennes et menace des emplois. Si elle admet avoir été surprise par la vigueur de la hausse des prix, elle considère que le pic de l'inflation sera atteint prochainement. En assurant qu'une hausse des taux n'aurait que peu d'effet sur les causes de l'inflation, elle ne convainc pas les "faucons", notamment les Allemands, au sein de l'institution de Francfort, qui considèrent que le moment est venu d'en finir avec "l'argent gratuit".
Alors, la BCE doit-elle relever rapidement ses taux d'intérêt ?
Oui, et elle aurait déjà dû le faire. On sort d'une période qui a commencé en 2015 avec la crise de la dette grecque durant laquelle la Banque centrale européenne a maintenu ses taux extrêmement bas. Elle a redoublé sa politique avec le Quantitative easing (QE) en intervenant par des achats sur le marché obligataire à long terme, un segment sur lequel elle était normalement peu présente jusque-là. En effet, avant le QE, la BCE cantonnait plutôt ses injections de liquidités sur le marché monétaire. Avec les programmes de rachat d'actifs, la BCE, mais aussi la Fed, sont donc intervenus de façon significative sur le segment long du marché obligataire. Or ces achats de dette longue créent une distorsion supplémentaire sur le marché obligataire et contribuent à la diminution des taux longs. Il est donc crucial que la BCE normalise sa politique pour retrouver des prix qui correspondent véritablement au risque sur le marché obligataire, d'autant plus que cette distorsion peut générer un krach.
L'autre point porte sur la remontée des taux courts, ceux qui, habituellement, intéressent directement la Banque centrale. Leur maintien à des niveaux extrêmement bas a été justifié par le confinement imposé par la pandémie, durant lequel l'Etat s'est substitué au secteur privé en nationalisant les salaires et en soutenant financièrement les entreprises. Or, lorsque le secteur privé repart, on s'attend à ce que l'aide de l'Etat soit débranchée pour que l'économie reprenne un cours normal. Il s'agit d'éviter que le soutien public entraîne une suractivité et une hausse de l'inflation favorisée non seulement par des goulets d'étranglement au niveau de l'offre mais aussi par une demande plus importante de consommation. Celle-ci est d'autant plus vigoureuse que l'épargne forcée accumulée pendant les confinements et les restrictions sanitaires est abondante. Mais comme la pandémie n'est toujours pas terminée, le climat d'incertitude favorise ces goulets d'étranglement.
En réalité, ce n'est pas parce qu'il n'y avait pas d'inflation dans les prix à la consommation depuis 2015, qu'il n'y avait pas d'inflation tout court. Tout dépend de la manière dont on analyse le processus. En général, les liquidités injectées par la BCE vont d'abord sur les marchés financiers (en commençant par le marché monétaire) puis se propagent jusqu'à l'économie réelle en encourageant les projets d'investissement, notamment en facilitant pour les entreprises l'émission d'obligations ou d'actions. Ce qui explique que l'inflation est restée longtemps localisée en amont et non au niveau de la consommation. Certes, si on ralentit l'inflation par une hausse des taux, cela ralentit l'économie. Mais l'inflation est comme la drogue ou l'alcool, au début on pense la maîtriser puis on devient "addict" et on arrive vite à l'hyper-inflation comme au Venezuela et, comme on le redoute, en Turquie.
Aussi, lorsqu'on fait un sevrage, cela fait mal : le marché obligataire et celui des actions chutent, les banques ont moins de demandes de crédits et certaines entreprises ont du mal à se refinancer. Et il y a forcément des faillites. Mais le ralentissement de la croissance est un petit prix à payer si vous obtenez une plus grande stabilité. Il faut apurer la sur-liquidité avant qu'elle ne gangrène tous les secteurs économiques et n'alimente l'inflation dont on aura plus de mal à se départir.
Non, la BCE ne doit pas augmenter rapidement ses taux. Tout d'abord parce qu'une large partie de l'inflation aujourd'hui est due à des facteurs externes à la zone euro, notamment les prix élevés de l'énergie et les perturbations du commerce international. Et si l'on note un regain d'inflation dans les services, elle est proportionnellement bien loin derrière celle de l'énergie. Concrètement, un relèvement des taux n'aura que peu d'impact. Par ailleurs, et c'est la grande différence avec les Etats-Unis, la zone euro ne connaît pas de généralisation d'une boucle prix/salaires, et tous les chiffres montrent qu'a priori nous n'en aurons pas. Certes, il y a des secteurs sous tension qui connaissent des hausses de salaires. Mais, comparée au Royaume-Uni où ces tensions dans les secteurs des services se sont rapidement diffusées à l'intégralité de l'économie, la situation dans la zone euro est différente pour plusieurs raisons. D'abord son marché du travail est très fragmenté, ensuite les pays qui la composent sont loin de connaître une situation de plein emploi, c'est le moins que l'on puisse dire, même si le halo du chômage se réduit. Ainsi, en Allemagne, qui constitue un bon baromètre, on observe que, malgré le plein emploi, les négociations entre syndicats et patronat ne portent pas sur des hausses de salaires, dont le niveau pourrait entraîner une inflation durable.
En l'absence de boucle prix/salaire, une hausse des taux n'a pas vocation à être efficace. Enfin, si la BCE doit augmenter ses taux, elle le fera de manière très limitée au regard de la situation actuelle. Or une telle hausse, disons entre 15 et 25 points de base, n'a pas d'impact massif sur les anticipations d'inflation, et très peu sur les attentes des investisseurs. En outre, il faut compter souvent entre 9 et 12 mois avant qu'une hausse de taux se répercute sur l'économie réelle. Concrètement, en raison de ce décalage, l'effet sera quasiment nul, sinon en termes de communication.
Quant aux risques de contagion que pourrait entraîner la hausse des taux dans d'autres pays, notamment aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, il faut souligner deux choses : la première est que la BCE a toujours réagi avec un temps de décalage par rapport aux autres banques centrales pour faire évoluer sa politique monétaire. La deuxième est que l'effet réel de contagion se situe au niveau des conditions financières. Aux Etats-Unis, la hausse de taux entraîne plus de volatilité sur les marchés. Et il est vrai que ce durcissement des conditions financières a des conséquences en zone euro, typiquement sur l'Italie qui aujourd'hui voit ses taux se tendre sur sa dette souveraine. Mais ce scénario-là valide en réalité le besoin d'avoir plutôt une politique monétaire accommodante qu'une hausse des taux.
Reste que les prix de l'énergie ne vont pas baisser rapidement. Une partie de cette inflation va être structurelle en raison de la transition énergétique telle qu'elle est décidée aujourd'hui par les autorités politiques en Europe: abandon du nucléaire dans de nombreux pays, moindre dépendance aux importations de gaz, développement des énergies renouvelables... Or la BCE n'agit pas sur la transition énergétique, c'est un choix politique fait par des gouvernements qui peuvent continuer cette politique énergétique ou décider d'en changer. Sur ce point, une hausse des taux ne changera pas la donne.