Alors que le conflit s'intensifie en Ukraine, les Européens comptent bien monter d'un cran dans les représailles qu'ils imposent au pays de Vladimir Poutine. Et ont même ouvert la voie, ce mardi, à un nouveau train de sanctions pour le moins risqué, tant il pourrait se retourner contre eux : celui d'un embargo sur les hydrocarbures en provenance de Russie, dont ils restent pour l'heure largement dépendants. Car les Vingt-Sept le savent : utiliser l'arme énergétique pourrait peser lourd sur l'économie russe, et par là même sur sa force militaire, plus d'un mois après le début de la guerre.
L'exécutif européen a en effet proposé aux Etats membres de stopper leurs achats de charbon russe. L'initiative, qui requiert l'unanimité des Etats membres, est actuellement examinée par les représentants des Vingt-Sept, avant une réunion lundi des ministres européens des Affaires étrangères.
Seulement 3% des achats d'hydrocarbures de l'UE à la Russie
Mais la proposition se limite, pour l'instant, à un embargo sur la roche noire, et ne concerne donc pas officiellement le pétrole ou le gaz, même si d'âpres discussions sont en cours pour l'étendre à ces combustibles.
Et pourtant, l'enjeu semble, dans les faits, se concentrer plutôt sur ces deux sources d'énergie puisque l'UE a payé pas moins de 9,2 milliards d'euros à la Russie afin d'acheminer de l'or noir sur son territoire depuis le début du conflit. Un chiffre qui grimpe même 9,8 milliards d'euros pour l'approvisionnement en gaz. En comparaison, le charbon semble presque dérisoire, étant donné que l'équivalent de 725 millions d'euros « seulement » de la fameuse houille ont été achetés par les Vingt-Sept au pays de Vladimir Poutine...soit moins de 3% des achats totaux d'hydrocarbures par les Européens à la Russie depuis le 24 février.
Dans ces conditions, l'Union européenne ne devra pas se contenter d'une action sur le charbon, et prendre « tôt ou tard » des sanctions sur le pétrole et le gaz russes, a déclaré mercredi le président du Conseil européen, Charles Michel, dénonçant les « crimes contre l'humanité » perpétrés à Boutcha « et de nombreuses autres villes » en Ukraine.
Stopper les importations de charbon russe ne serait cependant pas totalement anodin, puisqu'il représentait toujours 45% des importations de l'UE avant le 24 février. D'autant plus qu'ayant fermé de nombreuses mines sur leur territoire, les Européens sont devenus de plus en plus dépendants des importations russes. Ces dernières sont en effet passées de huit millions de tonnes en 1990, à 43 millions en 2020. Il n'empêche que la décision de s'en passer aujourd'hui s'avèrerait bien moins douloureuse qu'un embargo sur les autres combustibles fossiles, aussi bien pour le Vieux continent que pour son voisin de l'Est.
Des marges flexibles pour s'approvisionner
Au-delà des montants financiers, la raison tient également dans la physique, puisque le transfert du charbon dépend moins d'infrastructures rigides que le gaz, qui doit transiter soit par pipelines, soit être liquéfié puis regazéifié dans des terminaux méthaniers coûteux. Ainsi, tandis que l'Allemagne aurait besoin, selon son gouvernement, de construire des unités de regazéification pour se passer du gaz russe, le fait d'abandonner le charbon en provenance du pays de Vladimir Poutine serait, lui, faisable « d'ici à l'automne », affirme la coalition au pouvoir.
Surtout que les marchés mondiaux sont « bien approvisionnés et flexibles » pour acheminer la roche noire, selon une note récente du think tank européen Bruegel. Car « en principe, les cargaisons des pays qui ont réduit leurs exportations vers l'UE », du fait de « l'agressivité dont a fait preuve la Russie pour conquérir des parts de marché et évincer d'autres fournisseurs », sont « encore largement disponibles », affirme le centre de réflexion.
Concrètement, l'Australie pourrait compter parmi les principaux fournisseurs de l'Europe, d'autant plus que la Chine lui impose un boycott, qui a libéré une marge supplémentaire. Et ce n'est pas tout : l'Afrique du Sud, dont le « potentiel de marge d'exportation est substantiel [...] étant donné que ses exportations de charbon en 2021 étaient à leur plus bas niveau depuis 1996 en raison des troubles politiques et des problèmes de sécurité et opérationnels », pourrait elle aussi vendre la précieuse houille au Vieux continent, afin de compenser les pertes russes. Enfin, l'UE pourrait également se tourner vers les Etats-Unis, étant donné que l'Energy Information Administration (EIA) des États-Unis prévoit que la production de charbon aux États-Unis augmentera de plus de 25 MT (4 %) en 2022, tandis que la consommation intérieure devrait diminuer de 7 millions de tonnes.
D'autant que si la Chine et l'Inde, qui sont les deux principaux consommateurs de charbon, devaient acheter plus de charbon à la Russie, la marge d'exportation des autres fournisseurs mondiaux pourrait encore augmenter, ce qui permettrait à l'Europe de diversifier ses approvisionnements sans trop d'embûches.
Une augmentation de la production de roche noire dans l'UE
Et même si les sources extérieures venaient à manquer, l'UE pourrait toujours augmenter l'extraction de roche noire sur son propre territoire. Et monter jusqu'à 40 millions de tonnes par an, selon l'institut Bruegel, alors même que la production intérieure diminuait ces dernières années (avec 329 millions de tonnes en 2021, contre 373 en 2019).
Ainsi, Berlin a déjà indiqué réfléchir à prolonger certaines centrales afin de réduire sa dépendance aux hydrocarbures russes. Quant à la France, elle pourrait rouvrir la centrale à charbon de Saint-Avold, qui a fermé ses portes le 31 mars, « dans le cas d'une absence d'approvisionnement en charbon russe », a indiqué il y a quelques jours le ministère de la Transition écologique. Et ce, alors même que la roche noire est le combustible fossile le plus polluant de tous.
Un embargo européen sur le gaz russe pourrait favoriser le retour du charbon
Mais le remplacement des volumes actuels de ces 40 tonnes de charbon russe pourrait, en réalité, ne représenter qu'une partie du défi. Car si les approvisionnements en gaz et en pétrole russes venaient, eux aussi, à être stoppés par l'UE afin de faire plier Vladimir Poutine, les Vingt-Sept pourraient être amenés à compenser ces pertes par l'achat de davantage de roche noire, afin de produire de l'électricité.
« Le charbon et le gaz sont des concurrents sur le marché de l'électricité, car ils comblent tous deux ce que l'on appelle le « fossé thermique », c'est-à-dire la différence entre la demande d'électricité et la production à partir de sources d'énergie neutres en carbone », précise ainsi l'institut Bruegel.
En effet, près de 70% du charbon aujourd'hui importé depuis la Russie est du charbon thermique, dit « à vapeur », c'est-à-dire utilisé pour produire du courant, contrairement au charbon métallurgique employé dans la fabrication du fer et de l'acier. Or, sans le gaz russe, qu'il sera bien plus difficile à remplacer, à court et moyen termes, que les autres hydrocarbures, l'UE pourrait bien être tentée de recourir à plus de charbon pour assurer son approvisionnement électrique, et ne pas se retrouver en black-out. D'autant que, selon Bruegel, « l'UE a la capacité de réserve suffisante pour augmenter considérablement la production d'électricité à partir de charbon en cas d'urgence », grâce à ses nombreuses centrales, qui fonctionnent aujourd'hui en sous-régime.
Une perspective pour le moins inquiétante, alors même que le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) a rappelé dans un nouveau rapport publié lundi l'importance de se débarrasser le plus vite possible des énergies fossiles, et donne trois ans à l'humanité avant que l'objectif de rester sous les +1,5°C ne soit définitivement hors de portée.