"Airbus des paiements" : la violente charge de la patronne de l'EPI après le flop du projet européen

"Nous conservons l’innovation mais nous perdons la souveraineté", tacle Martina Weimert, directrice générale d’EPI, la structure en charge de porter le projet européen des paiements. La dirigeante regrette l'abandon du système européen unifié de carte bancaire et la réduction de la mouture initiale au seul paiement instantané et portefeuille numérique. Trop de banques, notamment espagnoles et allemandes, n’ont pas souhaité tirer un trait sur leurs investissements monétiques au profit d’un nouveau projet européen. Le projet continue avec 13 actionnaires sur un périmètre plus restreint mais plus innovant, avec des premiers cas d’usage opérationnels prévus dès 2023.
Les paiements sont devenus un enjeu politique autant qu'industriel.
Les paiements sont devenus un enjeu politique autant qu'industriel. (Crédits : Heinz-Peter Bader)

Martina Weimert, directrice générale de l'European Payment Initiative (EPI), et cheville ouvrière du projet européen des paiements depuis deux ans, ne cache pas son amertume, voire sa colère. La société intérimaire EPI, en charge du projet, a dû revoir sensiblement ses ambitions à la baisse, suite à la défection de nombreuses banques européennes, espagnoles dans un premier temps, puis allemandes en début d'année.

L'idée au départ, présentée en grande pompe en juillet 2020, était de créer un scheme de carte bancaire européen unique (licence de marque permettant d'émettre des cartes ou accepter des paiements par carte), en lieu et place des schemes domestiques (comme « CB Cartes Bancaires » en France), et d'y associer une solution de paiement instantané et un portefeuille numérique (wallet), capable d'intégrer de nombreux services, y compris à terme l'euro digital.

Aujourd'hui, le projet carte est abandonné, faute d'un nombre suffisant d'actionnaires. Reste donc, pour les 13 investisseurs encore présents dans le projet, dont toutes les grandes banques françaises, le deuxième pilier, certes le plus innovant, mais le moins structurant en termes industriels compte tenu du poids de la carte dans les paiements.

Des problèmes consubstantiels à la construction européenne

« Nous conservons, c'est vrai, le volet le plus innovant du projet mais il faut aussi se rendre compte de ce que l'on a perdu : en ne faisant pas la carte EPI - c'est-à-dire la quasi-totalité des paiements en Europe, nous renonçons à la souveraineté européenne dans le domaine des paiements », a ainsi martelé - et le mot est faible - Martina Weimert, devant un parterre de banquiers et de spécialistes des paiements, réunis à Paris le 24 mars dernier, par France Payments Forum et Paris Europlace.

« C'était un projet ambitieux, un vrai défi qui s'est heurté à trois problèmes finalement très humains, mais aussi, très symptomatiques de la construction européenne », raconte Martina Weirmert.

« Tout d'abord, les nationalismes, les égoïsmes et les intérêts locaux ont pris le dessus. Ensuite, le court-termisme de certains dirigeants qui réclamaient un retour sur investissement immédiat alors que chacun sait que dans les paiements, rien n'est simple, rien n'est immédiat, mais qu'il y a une manne extraordinaire de revenus à attendre dans l'avenir. Enfin, il existe chez certains une volonté de « free riding », c'est-à-dire de participer sans investir, de dire allez-y et on vous suivra après ».

La charge est lourde envers les banques qui ont quitté le projet, notamment les banques allemandes Commerzbank et surtout DZ Bank, qui représente les banques coopératives, qui ont refusé d'abandonner leur propre scheme carte (Girocard). Mais elle est à la mesure de la déception de ceux qui restent dans le projet.

Occasion manquée

« Nous sommes typiquement dans un projet dans lequel des banques se sont prononcées en fonction de leurs intérêts domestiques, des coûts qu'elles avaient déjà investis dans les schemes domestiques, avec le refus de déprécier ces coûts pour contribuer au développement d'un mode de paiement européen et nous le regrettons beaucoup », confirme Alexandre Maymat, directeur des systèmes de paiement à la Société Générale.

Certes les banques françaises, les plus allantes sur le projet EPI, ont depuis longtemps amorti leurs investissements monétiques, contrairement aux banques allemandes, parties bien plus tard sur les cartes, et surtout aux banques espagnoles, qui viennent tout juste de lancer leur service de paiement mobile Bizum, qui rencontre un grand succès, sans parler des banques italiennes, quasi-absentes depuis le début.

Mais pour les promoteurs du projet, les synergies attendues à terme d'un seul schéma carte sur un marché européen des paiements fragmenté valaient largement les sacrifices initiaux. Sans compter les enjeux stratégiques, dans un univers des paiements très mouvant, et bien sûr, de souveraineté, dont la crise ukrainienne et les sanctions ont brutalement rappelé la pertinence.

« Au fond, plus on monte dans la digitalisation des paiements, moins il y a d'acteurs européens. Il n'existe pas d'acteurs européens sur les paiements transfrontières, peu d'acteurs autour du wallet et encore moins pouvant opérer les plateformes de e-commerce. EPI était une occasion absolument majeure de créer un grand acteur du paiement digital en Europe et c'est comme cela que nous l'avons construit. Nous sommes donc très frustrés que ce projet ne puisse aboutir dans sa globalité », ajoute Alexandre Maymat.

Soutien mesuré des autorités

Les autorités européennes et le régulateur, qui avaient soutenu le projet, affichent également leur déception. « EPI était un projet important avec un enjeu industriel sur un marché des paiements où la part des acteurs européens se réduit année après année. C'est aussi un enjeu politique d'unification et de souveraineté et la situation actuelle créée par le conflit en Ukraine montre bien à quel point les questions de paiement peuvent devenir stratégiques », commente Nathalie Aufauvre, directrice générale de la stabilité financière et des opérations à la Banque de France.

Même écho à la Commission européenne : « nous sommes attristé que pour des raisons peu glorieuses, le projet a, du moins dans sa conception initiale, plus que du plomb dans l'aile », reconnaît Eric Ducoulombier, en charge du suivi du projet à Bruxelles. Toutefois, l'une (la banque centrale) comme l'autre (l'exécutif européen) prennent soin de préciser qu'ils ont été au bout de leur soutien et qu'ils ne peuvent en aucun cas se substituer à l'initiative privé.

Une profession de foi qui laisse cependant dubitatif un spécialiste des paiements qui note que quand le régulateur a voulu imposer SEPA, voire même son propre système de paiement instantané (TIPS), il n'a pas hésité à le faire. En clair, la Commission européenne, mais surtout la banque centrale européenne, auraient pu faire plus pour imposer le projet aux banques récalcitrantes, au nom de l'intérêt général.

D'autant que la Commission dispose d'une arme fatale : la commission interchange (0,2% à 0,3% des transactions), qui finance l'essentiel de l'écosystème de la carte bancaire, en principe promise à disparition mais que la Commission a accepté de « geler » le temps de financer les investissements EPI. Du coup, elle pourrait revenir sur sa promesse face à un projet EPI largement amputé, glisse un spécialiste.

D'ailleurs Martina Wiemert ne s'y trompe pas : « nous avons toujours besoin du soutien du régulateur pour avancer. D'autant que nous sommes face à des oligopoles, pas seulement sur la partie cartes, mais aussi sur les paiements mobiles. Ce n'est pas par le fameux « level playing field » (terrain jeu plat sur lequel personne est avantagé ou défavorisé, NDLR) que l'on va y arriver. Je me permets d'insister là-dessus car sinon nous connaîtrons les mêmes résultats que nous avons connus dans le passé », plaide la patronne d'EPI.

Cap sur le paiement instantané

Donc, aujourd'hui, le projet EPI va continuer sur son nouveau périmètre, le paiement (virement en fait) instantané et le wallet et ses services associés, comme le paiement fractionné ou la dématérialisation des programmes de fidélité. Ce recentrage n'est pas pour déplaire à tout le monde, y compris parmi les banques françaises. Tout d'abord, il réduit très substantiellement le coût du projet, estimé autour de 1,3 milliard d'euros dans sa mouture initiale. « Selon nos calculs, la partie carte représentait 80% des investissements », avance le responsable monétique d'une grande banque française.

Ensuite, le projet de la carte EPI ne réglait pas le problème des paiements hors d'Europe et il aurait bien fallu s'entendre avec Visa et Mastercard pour cobadger la carte européenne. Ce qui n'était pas forcément évident. «La carte EPI c'est faire du neuf avec du vieux », s'agace le patron d'une fintech. Enfin, si le paiement instantané et le wallet représentent aujourd'hui qu'une petite fraction des paiements, ces nouveaux modes de paiement sont appelés à se développer très vite.

Premiers cas d'usage en 2023

Pour l'heure, en France, le paiement instantané est bridé par son coût pour le consommateur (un euro le virement) mais, selon nos informations, une prochaine initiative vers la gratuité d'une grande banque pourrait doper son utilisation. Pareil pour le wallet qui commence à se généraliser depuis la crise sanitaire, comme en témoignent la montée en puissance des Apple Pay et Google Pay ou de la forte hausse de la fonction P2P du service Paylib. L'intérêt aussi sera de mieux associer les fintechs ou les marchands aux développements alors que le projet carte restait l'apanage des services informatiques des banques.

La nouvelle feuille de route est donc déjà tracée : EPI va travailler sur le nouveau périmètre jusqu'à la fin avril, sachant que beaucoup d'éléments ont déjà été arrêtés. Les travaux d'implémentation devront débuter dès mai prochain pour tester les premiers cas d'usage, le P2P et l'e-commerce, dès 2023.

Reste aussi à formaliser la création de la société définitive EPI, baptisée target company, avec son augmentation de capital (200 à 300 millions d'euros) et sa gouvernance. Entre-temps, certains ne renoncent pas à tenter de convaincre les absents de l'intérêt stratégique du projet, et pourquoi pas, dans sa forme initiale.

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Commentaires 2
à écrit le 29/03/2022 à 16:54
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Il faudrait un peu arrêter avec des expressions comme "Airbus de ceci ou de cela". D'abord, Airbus n'existe que parce que des états, et donc des contribuables, ont mis des biens en communs. Ensuite Airbus est immatriculée aux Pays-Bas, pour des raiso...

à écrit le 29/03/2022 à 8:11
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Dees dirigeants aux salaires à 5 chiffres alors que faibles, commentateurs spectateurs qui ne savent que regretter... l'empire des faibles. Vous ne pourriez pas échouer en silence svp ? Merci.

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