Pourquoi les banques européennes ont renoncé à rivaliser avec les géants de Wall Street

Autrefois très rentables, les activités de marchés ont plombé les résultats de plusieurs grands groupes bancaires français. Depuis 2010, leurs rivaux américains, notamment JP Morgan, n'ont cessé de gagner des parts de marché, y compris en Europe.
Delphine Cuny
(Crédits : Ralph Orlowski)

« C'est un choc », réagit un grand banquier de la place. « Un choc qu'un groupe comme BNP Paribas annonce réduire la voilure dans la banque de financement et d'investissement [BFI, pour les grandes entreprises, les institutions financières et le secteur public, ndlr]. Et qu'il se pose des questions sur l'avenir de ses activités et sa capacité à concurrencer Citi ou JPMorgan », confie ce spécialiste des marchés.

La première banque européenne par les actifs, une des rares pouvant se prétendre d'envergure mondiale dans ce domaine, a annoncé le 6 février une perte de 225 millions d'euros au quatrième trimestre dans son activité « Global Markets », ce qui n'était pas arrivé à BNP Paribas depuis la crise de 2008. Les turbulences sur les marchés, fin 2018, se sont soldées par la pire performance boursière depuis dix ans pour les principaux indices mondiaux et une chute de 18 % à 20 % des revenus des sept principales banques d'investissement européennes ce trimestre selon l'agence de notation Moody's.

Baisse structurelle

La banque de la rue d'Antin a diagnostiqué un mal plus profond qu'un trou d'air conjoncturel : « une baisse structurelle » des revenus de tout le secteur, selon Yann Gérardin, le directeur général adjoint, chargé du Corporate and Institutional Banking (CIB), qui a identifié deux phénomènes concomitants. D'une part, la politique de taux bas de la Banque centrale européenne (BCE), qui a rendu inutiles les instruments de couverture comme les swaps de taux notamment. D'autre part, la directive européenne Mifid 2, dont l'objectif est de renforcer la transparence sur les marchés, a conduit les grands gérants d'actifs à passer leurs plus gros ordres « sur des systèmes électroniques sans marge », ce qui a « considérablement accéléré la digitalisation des marchés ». BNP Paribas, qui emploie 30.000 personnes dans sa division CIB (10,8 milliards d'euros de revenus), a dû abaisser ses objectifs et préparer « des actions structurelles pour redresser sa rentabilité » et « amplifier sa transformation » : des segments d'activités « non-stratégiques, sous-dimensionnés ou non-profitables » seront fermés, représentant 200 à 300 millions de revenus et 5 milliards d'euros d'actifs.

Sans plan social pour l'instant. Même constat à la Société Générale, dont la banque de marché n'a pas enregistré de perte en 2018, mais un tout petit bénéfice. « Nous observons depuis cinq ans une baisse structurelle du marché. Il faut nous adapter à un marché à la taille plus petite, alors que le nombre d'acteurs reste très important », a analysé Séverin Cabannes le directeur général délégué de Société Générale, chargé de la supervision des activités de Banque de grande clientèle et solutions investisseurs. SG s'apprête à couper dans les effectifs de cette division (20.000 personnes et 8,8 milliards de revenus), jusqu'à 1.500 postes selon l'un des scénarios, pour réduire sa base de coûts.

Laurie Mayers, qui dirige l'équipe d'analystes couvrant les banques d'investissement mondiales chez Moody's, confirme : « Il y a des changements structurels, au niveau mondial, dans l'univers des marchés des capitaux, largement dictés par la réglementation. L'ensemble des revenus dans la banque d'investissement a diminué en une décennie, mais dans le secteur des FICC [taux, crédit, change, matières premières, ndlr], ce que l'on appelle le "portefeuille" s'est réduit nettement plus rapidement. La réglementation a eu un impact important, avec un coût du capital bien plus élevé », nous confie-t-elle. « Auparavant, les BFI affichaient des rendements sur fonds propres élevés, à deux chiffres. Aujourd'hui, en Europe, elles ne couvrent même pas leur coût du capital, contrairement aux banques américaines. »

Ces dernières, qui se sont remises plus vite de la crise financière, ont entamé leur restructuration et payé des amendes plus tôt. UBS a pris des mesures dès 2012 en arrêtant beaucoup d'activités pour se concentrer sur la gestion de fortune, Crédit Suisse, Deutsche Bank et Barclays ont suivi. « Jusqu'à présent, HSBC, BNP et SG n'ont jamais procédé à un examen complet de leurs activités de CIB », observe l'experte, associate managing director chez Moody's.

C'est la fin d'une époque, d'un certain âge d'or, de l'aveu de certains banquiers : « Le métier de fixed income [taux, crédit, change] subventionnait le reste », note l'un d'eux. Ce qui implique de sérieux repositionnements. Les banques du Vieux Continent restent trop dépendantes du marché européen, plus atone.

« Après la crise financière, il y a eu une prise de conscience en Europe que les banques américaines bénéficiaient d'un avantage irrattrapable, celui de leur présence sur le marché américain, premier marché au monde en termes de banque de financement et d'investissement, marché extrêmement rentable et très difficilement pénétrable par des banques non américaines. Cet avantage est perceptible par exemple sur les introductions en Bourse : quand le marché s'est repris en Europe, les banques américaines sont venues avec des références récentes alors que les européennes n'en avaient pas fait depuis quatre ans », décrypte Jean Beunardeau, le directeur général de HSBC France.

En position délicate

Autre atout : « Les banques américaines ont un grand bilan et sont en mesure de déployer davantage de capital sur des opérations, pour fournir des prêts-relais, par exemple », analyse Laurie Mayers, de Moody's. Les banques européennes ont cédé beaucoup de terrain aux américaines sur le marché européen lui-même : en dix ans, JPMorgan, Goldman Sachs, Citi et Morgan Stanley ont conquis les quatre premières places du classement de Dealogic, passant devant Deutsche Bank, l'ex-numéro 1, qui a rétrogradé de cinq rangs, comme Credit Suisse, et BNP Paribas, tombée de la 7ème à la 9ème place.

La banque française souligne que ce classement ne prend en compte que le conseil en fusions-acquisitions, les émissions de dettes et d'actions, pas les activités de marchés (FICC, actions et dérivés) et le corporate banking (financement du commerce international, gestion de trésorerie, financements structurés : BNP Paribas affirme être « 3ème ex-aequo, derrière deux américaines [JP Morgan et Citi] » en Europe, Moyen-Orient Afrique, à fin septembre avant le piètre quatrième trimestre (7ème à mi-année), selon le cabinet Coalition.

Savoir-faire français en dérivés

Sur le marché français, en banque d'investissement, BNP Paribas reste leader (avec 9,2%), mais JP Morgan a raflé la deuxième place à Crédit Agricole CIB (désormais 7ème en 2018), SG CIB a reculé à la sixième place et Natixis à la huitième, selon Dealogic. JP Morgan s'est même imposé numéro 1 du marché allemand, devant Deutsche Bank.

« Les clients des BFI, grandes entreprises, institutions financières et secteur public, ne veulent pas que des banques américaines : cela veut dire qu'il y a de la place pour quelques banques européennes », tempère le président de HSBC France.

Peut-être « une ou deux » avance un banquier. Les banques françaises restent réputées pour leur savoir-faire en produits sophistiqués, notamment les dérivés et les financements structurés (aéronautique, infrastructures, énergie).

Plusieurs acteurs ont trouvé leur salut dans la spécialisation et des ambitions plus modestes. Crédit Agricole (11.700 salariés chez CACIB et Caceis, des revenus de 5,3 milliards) ne veut pas une grande BFI internationale couvrant tous les métiers, mais s'est imposé comme leader mondial des green bonds (obligations vertes). La filiale de BPCE Natixis (3.700 salariés et 3,2 milliards d'euros de revenus en BFI) s'est recentrée sur des activités peu consommatrices de capital, comme le conseil en fusions-acquisitions. BNP Paribas ne se résout pas pour l'instant à abandonner des métiers. « Nous gardons la même vision de long terme. Il est très important d'avoir une BFI à horizon 2025-2030, pour exister aux yeux des très grands clients », a estimé Yann Gérardin.

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La montée en puissance des banques américaine dans le financement et l'investissement en Europe

Classement des dix premières banques d'investissement en Europe, revenus en millions de dollars et évolution des parts de marché de 2010 à 2018, en % .(*Bank of America ne faisait pas partie du top 10 en 2010.)

  • JPMorgan - 2018 : 1 578 M$ soit 8,4 % | 2010 : 954 M$ soit 5,7 %
  • Goldman Sachs - 2018 : 1.319 M$ soit 7,1 % | 2010 : 788 M$ soit 4,7 %
  • Citi - 2018 : 967 M$ soit 5,2 % | 2010 : 592 M$ soit 3,5 %
  • Morgan Stanley - 2018 : 937 M$ soit 5 % | 2010 : 749 M$ soit 4,5 %
  • Barclays Capital - 2018 : 852 M$ soit 4,6 % | 2010 : 662 M$ soit 3,9 %
  • Deutsche Bank - 2018 : 818 M$ soit 4,4 % | 2010 : 1.190 M$ soit 7,1 %
  • Bank of America Merrill Lynch*- 2018 : 774 M$ soit 4,1 %
  • Credit Suisse - 2018 : 767 M$ soit 4,1 % | 2010 : 879 M$ soit 5,2 %
  • BNP Paribas - 2018 : 731 M$ soit 3,9 % | 2010 : 674 M$ 4 %
  • HSBC - 2018 : 676 M$ soit 3,6 % | 2010 : 534 M$ soit 3,2 %

 Source : Dealogic.

Delphine Cuny

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Commentaires 2
à écrit le 14/03/2019 à 19:42
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si goldman sachs n'a plus de pigeons a plumer, ils feront aussi moins de benefices; faut jamais oublier que pour tout ordre, marche ou otc, y a une contrepartie ils iront sur le bitcoin ou ils pourront plumer du gogo cupide et des gens qui ont de l'...

le 15/03/2019 à 17:34
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Surtout que la regulation (utile mais aussi tres lourde) écrase complètement la marge de manœuvre des banques Européennes, là ou les banques anglo-saxonnes ont beaucoup moins de soucie. rajouter à cela un taux de 0% en Europe et 2% aux US et le dif...

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