"L'échec d'Ariane 5 ECA en 2002 a fait exploser le CNES en même temps que le lanceur"

A quelques jours du lancement du 101e lancement d'Ariane 5 (BepiColombo par une Ariane 5 ECA), l'ancien président du CNES Yannick d'Escatha explique dans une interview accordée à La Tribune comment il a redressé le CNES qui était "un champ de ruines" lorsqu'il est arrivé à sa tête en 2003. Dans la foulée, le CNES a remis en vol Ariane 5 ECA en 2005 dans le cadre d'un "travail en commun, extrêmement collectif" avec les industriels de la filière et les partenaires européens.
Michel Cabirol
Dans la tourmente, il y a eu une soudure parfaite de tous les acteurs : Astrium, Snecma (les deux entreprises ont fusionné pour devenir ArianeGroup, ndlr), Arianespace, l'ESA et le CNES. Nous étions vraiment tous ensemble, précise dans une interview accordée à La Tribune l'ancien président du CNES Yannick d'Escatha à propos de la remise en vol d'Ariane 5 ECA après l'échec du vol 517 en 2002.
"Dans la tourmente, il y a eu une soudure parfaite de tous les acteurs : Astrium, Snecma (les deux entreprises ont fusionné pour devenir ArianeGroup, ndlr), Arianespace, l'ESA et le CNES. Nous étions vraiment tous ensemble", précise dans une interview accordée à La Tribune l'ancien président du CNES Yannick d'Escatha à propos de la remise en vol d'Ariane 5 ECA après l'échec du vol 517 en 2002. (Crédits : Reuters)

LA TRIBUNE - Dans quel contexte arrivez-vous en 2003 en tant que président du CNES ?
YANNICK D'ESCATHA - Alors que j'étais directeur général délégué Industrie d'EDF, le gouvernement m'a demandé en février 2003 de prendre la direction du CNES. Le directeur général (Gérard Brachet, ndlr) était parti fin 2002 avant l'échec d'Ariane 5 ECA et le président (Alain Bensoussan, ndlr) venait de partir. Il y avait alors au CNES une vraie crise morale profonde, qui était liée à la fois à l'échec du premier vol de qualification d'Ariane 5 ECA en décembre 2002, à une sur-programmation (le CNES avait lancé plus de programmes que ses finances ne le lui permettaient), et au contexte interne (fronde interne contre Alain Bensoussan, ndlr). L'échec d'Ariane 5 ECA a fait exploser le CNES en même temps que le lanceur.

Qui vous a proposé la direction du CNES ?
La première personne, qui m'a téléphoné, était Bernard Bigot, qui était alors directeur de cabinet de Claudie Haigneré. Il m'a demandé si j'accepterais ce poste. J'ai alors rencontré les ministres concernés du gouvernement Raffarin : Claudie Haigneré (Enseignement supérieur et Recherche, en charge de l'espace), Francis Mer (Economie/Industrie), et Michèle Alliot-Marie (Défense). La mission était : "Vous avez redressé le CEA, qui allait très mal en 1992, il faut faire pareil avec le CNES". J'ai accepté. Je m'en suis d'ailleurs félicité toutes ces années, dix ans au CNES, et je m'en félicite encore. C'est une maison extraordinaire avec des personnes adorables, respectables, qui ont une droiture, un dévouement et des compétences exemplaires.

Quelle est votre impression quand vous arrivez au CNES ?
J'arrive dans un champ de ruines, il n'y avait plus une pierre sur l'autre. Et il fallait reconstruire alors que certains demandaient la fermeture du CNES.

Qui étaient-ils ceux qui demandaient la fermeture ?
Quand j'ai pris la présidence du CNES, il y avait beaucoup d'interrogations en France et en Europe : est-ce qu'on peut continuer la filière lanceurs ? Est-ce qu'on en est capable techniquement et industriellement ? Est-ce qu'on est capable de la financer ? Les autres Etats européens seront-ils d'accord pour nous aider, sachant que la France ne pouvait pas supporter toute seule la filière. Les Etats membres de l'ESA (Agence Spatiale Européenne), tous autant qu'ils étaient, étaient ébranlés et s'interrogeaient sur la continuité de cette filière. Certains pays étaient prêts, sans états d'âme, à faire appel à d'autres lanceurs. Et puis, il y avait cette grave crise morale au sein du CNES qui était déboussolé, perdu : où va-t-on ? Qu'est-ce qu'il faut faire ? Qu'est-ce qu'on peut faire ? Est-ce qu'on peut résoudre le problème d'Ariane 5 ECA sur le plan technique ? Combien cela va-t-il coûter ? Allons-nous trouver les financements pour relancer la filière ? Etc, etc...

Et quelle était votre conviction alors que vous débarquiez dans une filière que vous ne connaissiez pas ?
J'étais là pour l'Etat français. C'est l'Etat qui m'avait demandé de prendre en charge ce dossier dans toutes ses dimensions, stratégiques, de souveraineté, économiques, industrielles, scientifiques et technologiques. Je n'étais pas un spécialiste du spatial, je ne connaissais pas les lanceurs, mais j'ai eu très vite une conviction : le seul pays d'Europe qui avait une vraie politique spatiale complète, qui avait la volonté de maîtriser l'espace de bout en bout, depuis l'accès à l'espace jusqu'aux nombreuses applications, était la France, et, juste derrière, il y avait l'Italie. Et c'est à peu près tout. Les autres pays d'Europe ont des politiques industrielles, des stratégies d'utilisation et de business de l'espace qui sont très honorables et très sérieuses - ce n'est pas un jugement de valeur - mais ça ne fait pas une politique spatiale.

Quelle était votre stratégie pour refaire voler Ariane 5 ?
Le contexte était difficile mais la première chose qu'il y avait à faire, était de reconstruire et de faire repartir le CNES. Nous ne pouvions rien faire, nous ne pouvions traiter aucun sujet, y compris Ariane 5 ECA, sans reconstruire le CNES. En particulier, nous devions savoir si nous pouvions refaire voler Ariane 5 ECA avec succès. Et si c'était le cas, il nous fallait déterminer dans quelles conditions, quand et à quel prix. Le CNES devait par ailleurs être en possession de tous ses moyens pour parler avec les autres Etats et avec les industriels. Nous avons donc remonté le CNES. Ce qui me frappe encore, c'est que le CNES s'est redressé en quelques mois, avant la fin de l'année 2003, ce qui montre le courage, la vigueur et la volonté des personnels du CNES.

Comment ?
Je partais d'une feuille blanche. J'ai donc repris la méthode que j'avais employée au CEA. J'ai d'abord revu la stratégie et réorganisé la maison, les maîtres mots étant « simplifier et responsabiliser ». Nous avons établi les priorités, en sélectionnant les programmes avec des méthodes objectives et collectives que j'avais appelées à l'époque « méthode Atouts/Attraits » : nous avons fait des choix difficiles et nous avons arrêté environ 10 programmes sur 40. Nous avons refait l'organisation de fond en comble, avec des changements dans les postes et le casting, et avec quatre directions : le siège à Paris, les lanceurs à Evry, les satellites à Toulouse, et puis la base spatiale à Kourou. Nous avons également supprimé un niveau de management intermédiaire pour n'avoir plus que trois niveaux hiérarchiques. Cela augmente la fluidité, la réactivité et la communication de façon considérable, et cela facilite la responsabilisation et la simplification. Mais cette décision a été extrêmement difficile à faire accepter parce que beaucoup de personnes l'ont mal pris. Enfin, nous avons créé quatre lignes de carrière : managers, experts techniques, experts administratifs et chefs de projet, avec les mêmes trois niveaux de poste. On a mis en place des passerelles entre les différentes lignes de carrière.

Quelle a été votre décision la plus difficile ?
Mon premier voyage en Guyane ! Je devais annoncer des suppressions de postes en mars 2003. J'arrive en Guyane et je rencontre immédiatement les syndicats. Je leur annonce un chiffre plus élevé que celui qui circulait et, en fait, cela s'est finalement bien passé. Ils m'ont dit qu'ils connaissaient ce chiffre plus élevé depuis longtemps, mais que j'étais le premier à avoir eu le courage de le leur dire les yeux dans les yeux. C'était la première fois de ma vie que j'allais en Guyane, c'est une région extraordinaire et j'en suis tout de suite tombé amoureux !

C'était aussi simple que cela ?
J'avais un deuxième maître-mot, la rigueur au sens de « on doit être rigoureux dans tout ce que l'on fait ». Tout doit être également basé sur la transparence, la confiance, la communication et l'esprit d'équipe : un pour tous, tous pour un ; le CNES, un et indivisible. Car le CNES sortait d'une direction bicéphale conflictuelle entre le directeur général et le président, et la maison était clivée en deux.

A ce stade de votre mission, y avait-il des blocages ?
Il n'y a eu aucun blocage nulle part, mais plutôt une prise de conscience de tout le monde. Tout le monde voulait revivre. La filière lanceurs était menacée de mort. Il fallait rebondir. Tout le monde a adhéré et a joué le jeu. C'est reparti extrêmement vite. Il y a eu un autre point qui a été déterminant : j'avais l'appui total de l'Etat. Le gouvernement a d'ailleurs adopté la stratégie et les priorités qui avaient été établies et proposées par les équipes du CNES.

Comment avez-vous résolu la sur-programmation du CNES ?
J'ai appliqué tout simplement la méthode Atouts/Attraits en reprenant toute la programmation dans le cadre de la stratégie redéfinie avec l'Etat : quelle est la demande ? Quelles sont les missions confiées au CNES ? Quels sont ses métiers ? Quelles sont ses spécificités et ses partenaires ? Nous avons hiérarchisé les priorités : il y avait 40 programmes au CNES, j'en ai arrêté 10. Il fallait que les équipes du CNES comprennent pourquoi, qu'elles l'acceptent au nom de l'intérêt supérieur de la politique spatiale de l'Etat et du CNES, qu'elles arrêtent tel programme et qu'elles passent à un autre programme plus prioritaire sans se démotiver. Cela a été très dur pour les personnels dont le programme a été arrêté mais cela s'est bien passé. Je n'en garde que des bons souvenirs, les personnels du CNES voulaient vraiment rebondir, ils ont été très courageux et ont fait d'énormes efforts. Ils ont donc adhéré à la transformation de l'entreprise en dépit des difficultés que cela posait. Et le CNES est reparti très vite et il est sorti renforcer de la crise.

Pourquoi n'avoir pas fait reprendre la dette par l'Etat ?
Il y avait effectivement une dette qui s'élevait à plusieurs dizaines de millions mais je n'ai pas demandé qu'elle soit annulée. J'ai expliqué au CNES que nous devions assumer nos erreurs. Donc on rembourserait la dette sur le budget qu'on demanderait. C'était notre honneur. Nous avons complètement remboursé la dette par annuités en quelques années.

Mais vous auriez pu sauver des programmes ?
Après avoir établi la liste des priorités et leurs coûts, j'ai proposé au gouvernement une programmation pluriannuelle et le budget associé. J'ai expliqué que si certains projets en cours d'arrêt l'intéressaient, il fallait les rajouter dans la programmation et dans le budget. A l'inverse, s'il voulait consacrer à l'espace moins d'argent, il pouvait changer les priorités, retirer certains projets de la programmation et donc du budget. Il fallait qu'on se mette d'accord sur les projets à réaliser. Puis, je signais avec l'Etat un contrat pluriannuel d'objectifs et de moyens : le CNES s'engageait sur les coûts, les délais et les performances des programmes, et l'Etat s'engageait sur les budgets et les ressources humaines. Le premier contrat d'objectifs et de moyens a été préparé en 2003. Pendant toutes ces années, l'Etat a respecté sa parole et n'est jamais revenu en arrière. Les budgets ont même été augmentés conformément au contrat. Et le CNES a réussi tous ses programmes. Il a aussi fait des économies, réduit ses frais généraux et ses effectifs de soutien, tout en embauchant des jeunes ingénieurs du plus haut niveau.

Le gouvernement avait donc donné son feu vert au retour en vol d'Ariane 5...
Dans le contrat pluriannuel, il y avait effectivement le programme de retour en vol d'Ariane 5 ECA. Il a été adopté et financé par l'Etat, ainsi que par les autres Etats-membres de l'ESA. Personne n'est revenu dessus. J'ai toujours eu l'appui de l'Etat. De toute façon, quand il n'y a pas la confiance et le plein appui de l'Etat, cela ne marche pas dans les entreprises publiques.

Fin 2003, le moral des troupes était-il meilleur ?
Cette transformation du CNES a permis l'adhésion de tout le monde, du personnel aux pouvoirs publics en passant par les pays européens. Ils ont constaté que le CNES remontait la pente et que nous avions l'appui de l'Etat. En outre, le CNES a très rapidement conclu, avec les industriels, que le retour en vol d'Ariane 5 ECA était possible et accessible. C'était la position de la France. Les ministères de tutelle, y compris le budget et le Quai d'Orsay, étaient alignés. Tout est allé très vite dans le retournement de l'entreprise CNES. Je rends hommage au CNES parce que ses personnels ont été courageux et ont fait preuve de volonté et de capacité d'adaptation dans l'adversité. Ils étaient au fond du trou, ils sont repartis comme des aigles, et ils sont rapidement revenus au premier rang sur la scène internationale.

Quand avez-vous été convaincu que le retour en vol était possible ?
Le CNES, avec les industriels, a très rapidement effectué le bon diagnostic sur l'échec du premier vol de qualification d'Ariane 5 ECA. Ce qui était intéressant - c'est un des éléments forts que je retiens - c'est que dans la tourmente, il y a eu une soudure parfaite de tous les acteurs : Astrium, Snecma (les deux entreprises ont fusionné pour devenir ArianeGroup, ndlr), Arianespace, l'ESA et le CNES. Nous étions vraiment tous ensemble, assis autour de la grande table en bois de la salle du Conseil du CNES pour sortir Ariane 5 ECA de l'ornière : est-on sûr du diagnostic ? Et maintenant que propose-t-on ? Qu'est-ce qu'on peut garantir ? Combien de temps cela va-t-il prendre ? Combien cela va-t-il coûter ? Est-on sûr de la réparation ? En fait, il y a eu un travail en commun, extrêmement collectif, chacun dans son rôle et ses responsabilités. Le CNES a pris le leadership avec l'appui du gouvernement. Il avait retrouvé toute sa vitalité et a montré toute sa compétence et toute son expertise, qu'il n'avait jamais perdues. Chaque industriel a parfaitement joué son rôle, chacun dans le périmètre de ses responsabilités. Nous avons travaillé ensemble avec un objectif commun, sortir par le haut en faisant voler avec succès Ariane 5 ECA. Il en allait de l'intérêt national, de l'intérêt stratégique de l'accès à l'espace de l'Europe et, enfin, de l'intérêt de tous les acteurs.

Plus de quinze ans après, qu'est-ce qu'il s'est passé lors du vol 517?
Clairement, c'est le flambage du divergent c'est-à-dire de la tuyère du moteur Vulcain 2. Le problème est mécanique, en raison de la conjugaison de la très forte température des gaz éjectés, ce qui a amolli le métal malgré le refroidissement à l'hydrogène liquide, et de la force de la propulsion du lanceur. Le couplage des deux a créé un point chaud en haut de la tuyère, il y a eu flambage de cette coque mince. Le divergent a été détruit, et le lanceur a dû être détruit en vol par la sauvegarde. Tout le monde a été d'accord sur ce diagnostic.

Est-ce un problème de fabrication ou de conception du lanceur ?
Aucun des nombreux essais de qualification au sol n'avait permis de déceler ce problème.

Y avait-il un défaut technique de la tuyère ?
Ce n'était pas un défaut de fabrication de la tuyère. C'était plutôt un défaut de conception de cette pièce très complexe.

Quelle était la solution ?
Le premier remède était de protéger de la température des gaz (plusieurs milliers de degrés) la paroi interne du divergent en mettant un revêtement réfractaire. Pour renforcer mécaniquement la structure, nous avons rajouté de l'épaisseur (les « jaquettes ») sur la paroi externe du divergent.

Ce qui est surprenant, c'est qu'aucun essai n'a décelé ce problème.
Ce point m'avait fortement intéressé : en fait, les essais au sol ne sont pas complètement représentatifs du vol réel. Les seuls essais complètement représentatifs sont les vols eux-mêmes ! C'est la raison pour laquelle le lanceur est toujours bardé d'un nombre considérable de capteurs pendant toute la durée du vol. Seule la télémesure permet de savoir ce qui se passe.

Quel était le montant de la facture ?
Le retour en vol d'Ariane 5 ECA a eu lieu le 14 février 2005, après toutes les qualifications nécessaires. Entre-temps, nous avons fait voler Ariane 5 dans les configurations précédentes (Ariane 5 Générique), notamment pour la sonde Rosetta. Pour la facture, le conseil ministériel de l'ESA a estimé les coûts pour la remise en vol à 600 millions d'euros environ. Qui a payé ? La France a payé la majorité de la facture parce que beaucoup de travaux ont été réalisés par les industriels français. La France a proposé de prendre le leadership du programme de remise en vol. Ce qui a été accepté par ses partenaires.

Les industriels ont-ils joué le jeu ?
La lune de miel entre les industriels et le CNES a duré un très grand nombre d'années. J'avais demandé aux industriels de prendre leur part du fardeau. Si l'Etat français a pris la part la plus importante, les industriels ont chacun payé une part non négligeable. Ils ont fait un effort certain. C'était très chouette. Nous étions vraiment associés. Chacun y croyait, s'impliquait, apportait toutes ses compétences et faisait ses meilleurs efforts. Nous y sommes arrivés ensemble.

Quel retour d'expérience avez-vous de cette période ?
Il s'est passé quelque chose de très intéressant, une des leçons les plus fortes de cette expérience ; on a fait la démonstration de quelque chose de bien connu : la meilleure stratégie industrielle, c'est de faire des paliers de produits strictement identiques ; figer la configuration et interdire toute modification (les modifications pour améliorer le produit sont le péché mignon des ingénieurs... !). Entre 1996, le premier vol d'Ariane 5 (échec), et 2002, il y a eu, je crois,17 vols, et de nombreuses modifications. Sur cette période de six ans, il y a eu quatre échecs. Et de fin février 2003 à janvier 2018, on a tiré environ 80 Ariane 5 avec 100% de succès consécutifs sur une période de 15 ans. C'est une belle réussite.

Estimez-vous que le vol de janvier est un échec ?
C'est une question de vocabulaire, de nomenclature : j'appelle "échec" tout vol qui n'est pas parfait.

Quelles sont les raisons de cette réussite sur 15 ans ?
Il y a évidemment avant tout la compétence de toutes les équipes qu'elles soient au CNES Lanceur, au CNES base spatiale, au CNES pour le suivi à Toulouse, chez Arianespace pour la mission et les opérations de lancement, chez Astrium, qui est responsable des lanceurs, chez Safran, qui est responsable des moteurs fusée. C'est grâce à eux que cela a marché. Au-delà de ces compétences du plus haut niveau mondial, il y a eu un ingrédient de plus pour avoir cette série de succès ininterrompue : en 2003, j'ai pris une décision extrêmement forte, qui m'a d'ailleurs été beaucoup reprochée au départ (mais par la suite beaucoup s'en sont attribué la paternité). J'ai décidé qu'on ne toucherait plus au lanceur. On réparerait évidemment le Vulcain 2, mais on ne modifierait plus le lanceur. On ne le dé-configurerait plus. Sur un lanceur, quand vous faîtes une modification, même mineure, vous prenez des risques importants compte tenu des énergies énormes mises en jeu et de la complexité des phénomènes, notamment vibratoires. On ne devait plus rien changer et il fallait passer à un stade industriel, de reproduction à l'identique de façon à avoir la plus grande fiabilité.

Était-il question d'un arrêt de la R&T ?
Il n'y avait bien sûr aucun arrêt des programmes de R&T. Mais quand on trouvait des améliorations, on ne les implémentait plus immédiatement sur le lanceur, on les gardait au chaud. Toutes ces améliorations devaient être intégrées dans le « grand carénage » à mi-vie d'Ariane 5 ECA, le programme qui s'est appelé un peu plus tard Ariane 5 ME. Nous aurions embarqué sur Ariane 5 tous les développements qu'on aurait estimés justifiés. Qu'est ce qui s'est passé dans les premières années ? La fabrication et le montage du lanceur, la préparation du vol, et le vol lui-même ont révélé des anomalies ou des signaux faibles, auxquels nous étions très attentifs. A chaque lancement, nous analysions tout ce qui n'était pas exactement conforme à l'attendu. Nous le corrigions, moi je disais "on le purge une fois pour toutes". Au bout de quelques années, le lanceur partait à H0 avec zéro problème pendant la campagne. Tous les problèmes avaient disparu et ne revenaient pas. Nous avions obtenu un lanceur quasiment parfait et totalement reproductible.

Durant cette période, les industriels ont-ils accepté le leadership du CNES ?
Je me souviens très bien que lorsque le CNES a pris le leadership pour le retour en vol d'Ariane 5 ECA en 2003, il contrôlait tout, vérifiait tout pour donner l'autorisation de lancement. Nous étions alors en très grande symbiose avec tous les industriels. On savait tout et rien ne nous était caché. Nous allions à la source de l'information. Quand on disait qu'il fallait changer un élément, il pouvait y avoir des débats. Si l'industriel n'était pas d'accord, on faisait ensemble la contre-expertise. Il n'y a jamais eu de conflit. Nous sommes toujours arrivés à nous mettre d'accord : nous ne prenions pas de risque inutile, la fiabilité avant tout. Je me souviens d'un moteur et d'une "raie à 6000 Hz hors famille" : les experts du CNES ont estimé que le risque était trop fort, le moteur a été remplacé par un autre, puis il a été testé sur un banc d'essai : il a cassé. Je crois en cette façon de travailler. Nous étions tous autour de la table, et nous écoutions tous les experts, nous n'étions pas les uns contre les autres. Nous n'avions qu'un objectif : que le lanceur vole et ne se plante pas, parce qu'on savait que s'il se replantait, ce serait la fin de la filière des lanceurs et la fin de l'autonomie d'accès à l'espace pour l'Europe.

Heureusement que le CNES est là pour challenger les industriels...
... Mais oui, mais oui.

Cela permet de limiter les risques.
Le gouvernement américain par exemple fait en sorte d'avoir toujours deux ou trois sources et il les met en concurrence. C'est une façon pour l'Etat de rester le patron. La France elle, est trop petite pour se le permettre, et elle a constitué des monopoles au meilleur niveau mondial pour accomplir ses grands programmes ; elle s'est aussi dotée des moyens de maîtriser ses grands monopoles. C'est pour cela que l'Etat a créé en son sein des organismes comme le CNES, la DGA ou le CEA, et qu'il les a dotés des compétences les plus élevées pour être capables d'anticiper et d'innover, de définir et de spécifier les besoins de l'Etat, de challenger les industriels.

Mais c'est compliqué d'avoir les meilleurs experts, non ?
C'est la seule façon pour l'Etat de bien travailler avec les grandes entreprises monopolistiques. L'industrie peut répondre aux besoins de l'Etat, mais elle ne peut pas dire à la place de l'Etat ce dont il a besoin.

OK mais cela coûte cher.
Les organismes comme le CNES, la direction générale de l'armement, ou encore le CEA sont des organismes qui conduisent et financent des programmes innovants, qui ont la capacité de voir loin, d'orienter et de challenger les chercheurs et les industriels. Ils sont chargés par l'Etat de concevoir et de proposer, puis de spécifier et de conduire les programmes dont l'Etat a besoin pour accomplir ses politiques. Ces organismes restent au top de la compétence et de l'expertise, et transfèrent les innovations et les technologies ainsi développées à l'industrie, qui peut ensuite en faire son miel sur le marché mondial.

Le CNES a-t-il été à la hauteur de vos ambitions ?
En appliquant notre méthode de travail et nos valeurs, nous avons eu 100% de réussite dans les lanceurs, y compris Soyuz en Guyane et Vega. Nous les avons également appliquées aux satellites. Nous avons réalisé en entier, ou en partie quand nous étions en coopération internationale, une quarantaine de satellites en dix ans. Aujourd'hui, ces satellites sont en orbite et fonctionnent très bien, là-aussi 100% de réussite. Cela ne peut pas être le fruit du hasard. Cela veut dire qu'il y a un système qui marche, avec des personnels extraordinairement compétents, dévoués, et passionnés. Et quand l'Etat utilise le CNES comme il faut, il fait des merveilles.

Mais il ne faut pas l'affaiblir.
En tous cas, ce ne serait sûrement pas l'intérêt de l'Etat d'affaiblir son CNES !

Propos recueillis par Michel Cabirol.

Michel Cabirol

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Commentaires 15
à écrit le 20/10/2018 à 10:41
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Le mille-feuilles existe dans tous les domaines... Pourquoi y a-t-il encore un CNES alors qu'on a une ESA ? Aux US, chaque Etat a-t-il sa NASA Locale ? Tant que les "machins" européens ne seront que des surcouches des mêmes organismes nationaux, a...

à écrit le 17/10/2018 à 21:25
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Le mieux est l'ennemi du bien. La confiance n'exclu pas le contrôle. Ces principes simples m'ont rendus les plus grands services dans ma vie d'ingénieur.

à écrit le 17/10/2018 à 16:43
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voila encore une preuve que la coopération fonctionne entre deux pays majeurs en Europe France et Italie ici dans un des secteurs technologiques des plus importants l'espace et les satellites: Thalès Alenia Space (satellites militaire), Telespazio,...

à écrit le 15/10/2018 à 13:43
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La démarche suivie durant période 2003 - 2013 , on ne change rien a conduit à la

à écrit le 15/10/2018 à 12:10
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Ayant vécu de l' intérieur cette période, il est vrai que de multiples programmes ont été lancés en parallèle dans la période 2000 2005. Or il est très difficile de faire cohabiter des développements et de la production sur le même produit, qui plus ...

à écrit le 15/10/2018 à 12:08
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On comprend que nous avons à faire à un grand industriel. Maintenant, bien que non specialiste du sujet (mais tout de même avec une formation initiale d'ingénieur en aéronautique) j'avais cru comprendre que l'echec du premier tir d'Ariane 5 ECA était...

le 15/10/2018 à 12:37
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On ne parle pas ici du premier échec d'Ariane 5 en 96 (qui est bien dû à ce que vous décrivez) mais de l'échec de la première version améliorée du lanceur, la version ECA

le 16/10/2018 à 9:52
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Vous parlez du premier lancement d’Ariane 5 en 1996. Il y avait 4 satellites scientifique « Cluster » ce fut une très grande perte pour l’astronomie, et plus de 10 ans de travail perdu. Des « dégâts » humain également. Je me souviens de cette pério...

le 16/10/2018 à 11:42
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Oui mais l'échec dont M. d'Escatha parle n'est pas celui-là. Le vol 517 était le premier vol avec le nouveau moteur Vulcain (le Vulcain 2). La cause était assez triviale aussi, les analyses mécaniques n'ayant pas été faites dans le vide (ce qu'il dit...

le 17/10/2018 à 5:17
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@precesseur, le passage du 16 au 32bits a été la cause du premier échec d'Ariane 5 en 1996

le 21/10/2018 à 9:38
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@TL : non l'erreur n'était pas triviale, il était impossible de la tester en conditions réelles. Le développement des moteurs est extrêmement complexe et certaines de ses caractéristiques peuvent être prédites, rendues plus robustes (diverses précaut...

le 21/10/2018 à 11:20
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Relisez les documents public, vous verrez que cela n'a aucun rapport. C'est la centrale inertielle qui est la cause racine du problème, et non le calculateur de vol. En second lieu l'organisation des validations est aussi en cause.

à écrit le 15/10/2018 à 8:46
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"Le gouvernement américain par exemple fait en sorte d'avoir toujours deux ou trois sources et il les met en concurrence. C'est une façon pour l'Etat de rester le patron" "Rester le patron", ce que l'union européenne a totalement oublié en sacrif...

à écrit le 15/10/2018 à 8:31
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la politique de ne rien changer sur le lanceur a été efficace en terme de fiabilité. Mais n'est ce pas un risque quand d'autres veulent innover rapidement (je pense bien sûr à SpaceX, mais aussi aux autres lanceurs US qui sont en conception). J'espèr...

le 15/10/2018 à 10:57
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Le problème avec les USA c'est que les vols sont vendus à perte. Falcon9 est un gouffre financier conçu sur le modèle winner takes all... Il faut que l'Europe mette en place une priorité européenne pour les lancements d'Etats pour garantir une ac...

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