La Russie est certainement l'un des pays les plus décomplexés au monde pour livrer une guerre hybride totale aussi bien dans les domaines cyber, informationnel, spatial, dans les fonds marins (câbles) et bien sûr dans les renseignements. Soit pour une guérilla pure et dure dans tous ces milieux, soit pour préparer une opération de plus grande envergure (Géorgie, Crimée, Ukraine). Des "milieux" où la dissimulation est propice et où l'attribution reste très complexe. Héritée de l'époque soviétique, la stratégie hybride russe a été définie et mise en musique en 2014 par l'actuel chef de l'état-major des forces armées de la Russie, le général Valeri Guerassimov.
"L'influence à distance, sans contact, sur l'adversaire devient le principal moyen d'atteindre ses objectifs de combat et d'opération, explique le vice-ministre russe de la Défense dans un long article publié en Russie. La défaite de ses entités s'effectue dans toute la profondeur du territoire. Les distinctions s'effacent entre les niveaux stratégiques, opératifs et tactiques, et entre les actions offensives et défensives".
En février 2017, le ministre de la défense Serguei Choigou a annoncé la création de forces d'opérations informationnelles pour "lutter contre la propagande". Le Kremlin a par ailleurs institutionnalisé le processus décisionnel de la guerre hybride en créant, en 2014, le centre de contrôle de la défense nationale (NTsUO). Cet organe coordonne les activités des structures militaires mais aussi des agences de sécurité ou d'entités civiles telles que le service fédéral de sécurité (FSB), le service fédéral de protection (FSO), le service des renseignements extérieurs (SVR), ou encore le ministère de l'intérieur et l'agence fédérale de l'énergie atomique (RosAtom).
Un vaste champ de possibilités asymétriques
Valeri Guerassimov estime par ailleurs que "l'espace informationnel offre de vastes possibilités asymétriques de réduire le potentiel de combat de l'ennemi". C'est pourquoi l'objectif de la Russie est de se livrer à des actions hostiles visant à déstabiliser politiquement, économiquement et militairement une cible. Pour ce faire, elle mène des opérations de subversion, de désinformation et de renseignement. La Russie a été également accusée de nombreuses ingérences dans les élections de plusieurs pays occidentaux.
Elle a donné sa pleine puissance aux Etats-Unis en 2016 où elle a mené des cyberattaques pour voler des données et les divulguer. Mais elle a également été très présente dans les élections au Royaume-Uni (Brexit), en France en 2017, en Espagne et aux Pays-Bas. En outre, de nombreux rapports montrent comment des trolls et des bots pro-Kremlin répandent des "infox" et des nouvelles susceptibles d'engendrer des divisions sociales au sein des pays occidentaux.
En outre, la Russie pratique à grande échelle des attaques cyber, via des pirates... russes. Le centre national de cybersécurité (NCSC) du Royaume-Uni a d'ailleurs accusé Moscou de recourir à des cyberattaques "pour saper le système international". En novembre 2017, le chef du NCSC, Ciaran Martin, a signalé que des pirates russes avaient pris pour cibles les secteurs britanniques de l'énergie, des télécommunications et des médias. Une des nombreuses attaques attribuées à des groupes russes.
Une tactique utilisée de nombreuses fois
Au-delà de la désinformation, la doctrine du général Gerasimov sur la guerre irrégulière n'est pas non plus une nouveauté tactique pour les forces armées russes. Ainsi, lors de la guerre contre la Géorgie en août 2008, en appui des opérations militaires, les forces armées russes ont lancé des cyberattaques pour paralyser la capacité de réaction des autorités géorgiennes (niveau stratégique) et pour détruire le système de communication des forces armées (niveau tactique), rappelle Céline Marangé dans un rapport publié par l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM).
Cela a été aussi le cas au moment de l'annexion de la Crimée en mars 2014. "En plus de déployer des forces spéciales (spetsnaz) sans marques d'identification sur la péninsule, puis dans l'Est de l'Ukraine, ils ont recouru à plusieurs opérations de subversion et de désinformation", explique-t-elle. Puis, la Russie a utilisé des moyens conventionnels pour réduire complètement la résistance ukrainienne. Avant l'invasion de l'Ukraine par la Russie, les preuves de la présence militaire russe dans le Donbass abondent mais, faute d'identification formelle de ces forces, la Russie a toujours pu dire qu'elle était étrangère à ce conflit.
La Russie peut également nier sa participation dans des opérations menées par les mercenaires de Wagner. Cette société paramilitaire privée a opéré dans plusieurs pays, dont l'Ukraine au début de l'année 2014, mais aussi en Syrie, au Soudan, en Libye, en Centrafrique et maintenant au Mali. Selon les services de renseignement américains, elle est associée à Evguéni Prigojine, proche du président russe et surnommé le cuistot de Vladimir Poutine pour avoir bâti un empire dans la restauration. Ce type de société lui permet de s'installer dans des pays à moindre frais, puis de les exploiter.
Enfin, de nombreux pays notent une recrudescence des espions russes dans le monde, notamment aux Etats-Unis. Le service de renseignement britannique MI6 a placé la Russie dans la catégorie des menaces de classe 1, sur le même plan que le terrorisme islamiste. "Bien évidemment, on pense d'emblée à des pays comme la Chine ou la Russie" pour des menaces d'espionnage, avait expliqué le patron de la Direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD), le général Eric Bucquet, dans une interview accordée à La Tribune.
Les Russes continuent d'ailleurs d'utiliser des techniques vieilles comme le monde mais toujours efficaces. "Ils peuvent essayer de cibler une personne sur le plan cyber, mais après pourquoi s'embêter si elle peut être séduit par une jeune Russe, explique-t-on à La Tribune. Ils peuvent également faire pression sur cette personne parce qu'ils ont découvert qu'il a eu un comportement déviant à un moment donné...". Mais ils utilisent également des techniques très sophistiquées. La Russie a recours à des techniques de surveillance, tels que des drones ou des antennes camouflées, pour extraire des renseignements des smartphones qu'utilisent les troupes de l'OTAN dans les pays baltes et en Pologne.
Une menace contre les câbles
Selon un rapport de l'Assemblée parlementaire de l'OTAN, des hauts responsables militaires pensent que la marine russe pourrait représenter une menace pour les câbles sous-marins qui acheminent 97 % des télécommunications mondiales et permettent 10 billions de dollars de transferts financiers par jour. La Russie est effectivement très active pour tout ce qui a trait à la lutte sous la mer. La maîtrise des fonds marins fait partie intégrante de la stratégie navale russe avec un accent particulier sur la détection sous-marine et l'emploi de drones sous-marins. La marine russe dispose également de navires ayant la capacité de poser des câbles sous-marins et d'intervenir sous la mer.
L'activité des sous-marins russes dans la partie septentrionale de l'Atlantique s'est sensiblement accrue ces dernières années. Ils "évoluent de manière agressive" à proximité des câbles, selon ce rapport. La Russie a procédé à un renforcement non négligeable de ses capacités navales avec, entre autres, l'arrivée de navires de collecte de renseignements de classe Yantar et de sous-marins auxiliaires, "deux types de bâtiment capables de détériorer les câbles", estime le rapport. En juin 2018, les États-Unis ont décrété des sanctions visant des moyens sous-marins dont les autorités russes se servent pour exploiter les câbles de communication sous-marins des pays occidentaux. Enfin, les services de renseignement surveillent d'éventuelles opérations d'espionnage à partir des câbles. "Cela peut être fait dans les stations d'atterrage, explique-t-on à La Tribune. On peut se plugger dessus".
L'espion spatial
Dans le cadre de la militarisation de l'espace, la ministre des Armées Florence Parly avait révélé pour la première fois en septembre 2018 un exemple précis d'espionnage d'un satellite de télécoms franco-italien, Athena-Fidus par le satellite russe Louch-Olymp. Un satellite dit butineur qui espionne d'autres satellites. "Tenter d'écouter ses voisins, ce n'est pas seulement inamical. Cela s'appelle un acte d'espionnage. Et ce satellite aux grandes oreilles s'appelle Luch-Olymp, satellite russe bien connu, mais un peu... indiscret", avait expliqué alors la ministre. Ces actes d'espionnage dans l'espace ne sont pas nouveaux. L'armée de l'air française a reconnu avoir identifié en 2012, puis 2013 et, enfin, en 2015, des engins spatiaux qui se sont approchés de satellites militaires français. Ces satellites sont d'ailleurs restés à leur contact pendant une période relativement longue. Très certainement pour les écouter.
"La frontière entre compétition et confrontation, qui nous permettait de distinguer le temps de paix du temps de crise ou de la guerre, est aujourd'hui profondément diluée, avait expliqué en février 2020 le président de la République, Emmanuel Macron. Elle laisse place à de multiples zones grises où, sous couvert d'asymétrie ou d'hybridité, se déploient des actions d'influence, de nuisance voire d'intimidation, qui pourraient dégénérer". La Russie y excelle. Et d'ailleurs Vladimir Poutine a menacé ceux qui "tenteraient d'interférer avec nous [...] ils doivent savoir que la réponse de la Russie sera immédiate et conduira à des conséquences que vous n'avez encore jamais connues". La guerre hybride totale est à nos portes...
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