
Depuis qu'Emmanuel Macron a lancé en juin 2022 au salon Eurosatory à la surprise générale le fameux concept d'économie de guerre, qui n'avait pas été vraiment débattu auparavant (selon nos informations), le ministre des Armées Sébastien Lecornu a dû beaucoup ramer pour plaquer une réalité sur cette fulgurance présidentielle. Il a donc beaucoup encouragé, incité, aiguillonné, voire houspillé, les industriels à se montrer coopératifs avec la vision du président. Mais sans véritables commandes additionnelles dimensionnantes, les industriels n'ont finalement manifesté qu'un enthousiasme très modéré à produire plus vite et moins cher comme le recommande pourtant instamment l'Hôtel de Brienne.
Pour autant, le lancement de ce concept n'a pas été inutile. Loin de là. Il a notamment permis de remettre à plat un certain nombre de points sclérosants dans l'organisation de la filière (armées, Direction générale de l'armement et industriels), qui ne facilitent pas la fluidité des livraisons des industriels aux armées et aux clients à l'export : délais trop longs dans la définition du besoin et pour la certification, simplification des spécifications... La mise en œuvre d'un plan d'actions sur ce volet sera cruciale pour permettre une accélération des livraisons des industriels (hors commandes). D'un bon mot présidentiel en juin 2022 à aujourd'hui, il aura quand même fallu huit mois au ministère pour présenter un plan d'actions sur les munitions, qui est pourtant l'un des éléments clés de l'économie de guerre.
Un plan d'actions à concrétiser
Un plan d'actions qui n'en est pas encore tout à fait un. Pour deux raisons. Les industriels devront attendre les derniers arbitrages de la future Loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 pour connaître l'ampleur des commandes dans le domaine des munitions. Le ministre a toutefois déjà promis « d'enclencher des perspectives d'achat sur une base moyenne de 15.000 coups complets (projectiles et propulseurs, ndlr) par an pour l'armée de Terre française » dans le cadre de la prochaine LPM. Une décision qui concerne les obus, notamment ceux de 155 mm. Les industriels auront une visibilité sur les commandes lorsque Sébastien Lecornu présentera fin mars, début avril la future LPM en conseil des ministres.
L'ampleur des commandes permettra (ou pas) aux industriels de redimensionner à la hausse leur outil de production. Une telle décision exige de la part de l'industriel des investissements lourds pour augmenter les cadences et les volumes de production. Et jusqu'ici, le ministère qui a été chiche sur les commandes additionnelles (hors LPM 2019-2025), ne leur a pas permis de lancer de tels investissements. Les commandes additionnelles d'ampleur modeste ont concerné une centaine de missiles sol-air de très courte portée Mistral (MBDA), un réassort limité d'obus de 155 mm (Nexter) dans le cadre des AOA (autres opérations d'armement) et une reconstitution partielle du parc de canons d'artillerie Caesar, dont 30 exemplaires ont été cédés à l'Ukraine.
« Les stocks (de munitions, ndlr) vont réaugmenter. C'est dans la cible de la LPM. Les besoins financiers sont documentés et importants. Globalement les ressources seront au rendez-vous, a promis le ministre. L'effort est massif ».
En attendant les « plusieurs milliards » pour les munitions prévues dans la future LPM (sur un total de 413 milliards d'euros), Sébastien Lecornu a confié deux missions très spécifiques à d'anciens très hauts responsables de la DGA (l'ancien Délégué général pour l'armement Laurent Collet-Billon et l'ex-directrice de la maintenance aéronautique, Monique Legrand-Larroche), qui devront rendre les conclusions de leur mission dans un mois. Laurent Collet-Billon doit coordonner les actions industrielles pour augmenter les cadences de munitions, notamment du missile Mistral et des obus de 155 mm. « C'est le segment où les besoins sont les plus importants », a rappelé le ministre. « Pour 2023, nous sommes déjà à 30 unités par mois (contre 20 en 2022, ndlr) et l'objectif pour 2025 est de 40 unités par mois et il convient de fiabiliser tout cela », a assuré Sébastien Lecornu. En outre, le ministre souhaite que le missilier MBDA baisse ses délais de livraison du missile sol-air Aster à 18 mois (contre 40 aujourd'hui). L'OCCAr a d'ailleurs lancé la production de la nouvelle génération de systèmes de défense aérienne à moyenne portée (SAMP/T NG) pour la France et l'Italie.
Pour sa part, Monique Legrand-Larroche est chargée d'auditer l'ensemble de la production (de l'approvisionnement des matières premières à la chaîne des fournisseurs) ainsi que le maintien en condition opérationnelle du Caesar. Nexter a déjà réussi à baisser ses délais de livraison de 30 à 17 mois et a également augmenté ses cadences de production de deux Caesar à 6 par mois fin 2023. L'objectif de l'industriel est d'atteindre 8 Caesar par mois à mi-2024. Commandés en juillet 2022, les 18 Caesar seront livrés fin 2023. Soit 17 mois.
Relocalisation : l'heureuse surprise d'Eurenco
Il faut de la chance quand on est ministre. Et Sébastien Lecornu en a eu sur ce coup-là. Il a très légitimement sauté sur le projet d'Eurenco, le leader européen des explosifs, propulseurs et combustibles pour les munitions d'artillerie. Cet industriel français (250 millions de chiffre d'affaires pour 1.200 salariés) va relocaliser à Bergerac (Dordogne) un site de production de poudres propulsives pour des obus de 155 mm principalement en développant une capacité de 95.000 coups complets par an à partir de l'été 2025 (soit 1.200 tonnes de poudre propulsive qui permettront de fabriquer 500.000 charges modulaires). L'industriel produit aujourd'hui cette poudre en Suède, et en achète auprès de fournisseurs italiens, allemands et suisses.
Pourquoi Eurenco a-t-il lancé cet investissement ? « Il existe des besoins croissants en Europe », a expliqué à La Tribune Thierry Francou, qui a déjà dans son carnet des commandes fermes pour 2027. Mêmes les Américains ont sollicité Eurenco pour acquérir de la poudre. Parallèlement à cet investissement à Bergerac, Eurenco augmente également ses capacités de production dans ses autres sites en Europe. Très clairement, Eurenco aurait également investi s'il n'y avait pas eu la guerre en Ukraine. Cette dernière a finalement accéléré les discussions avec le ministère des Armées pour relocaliser cette activité considérée comme souveraine en France.
Ce projet de 60 millions d'euros (dont 50 millions autofinancés) a mûri depuis 2019 et arrive à pic pour Eurenco, qui a identifié de nouveaux besoins mondiaux, mais aussi pour... Sébastien Lecornu, qui avait annoncé une volonté politique de relocaliser des productions souveraines. C'est bien le cas avec Eurenco... mais pas complètement dans le cadre de l'économie de guerre. « Ce projet prend toute sa résonance aujourd'hui », a convenu le PDG d'Eurenco, Thierry Francou. En revanche, la reconstitution d'une filière petit calibre en France n'est toujours pas prioritaire pour le ministère. Des propos diplomatiques pour ne pas dire que ce projet avec Nobelsport a fait long feu...
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