Mondialisation : se passer du titane russe, le chemin de croix de l'aéronautique européenne

DOSSIER MONDIALISATION- Les avions occidentaux auront-ils encore du titane russe à bord ? Dans quelques mois sans aucun doute, dans quelques années probablement, et dans dix ans peut-être. Cela dépend des choix politiques et industriels aujourd'hui à l'étude pour faire monter en puissance de nouvelles filières, indépendantes de la Russie. Un travail de longue haleine, où les marges de manœuvre sont limitées par des contraintes multiples.
Léo Barnier
Les capacités et le savoir-faire de VSMPO-Avisma mettront des années à être remplacés.
Les capacités et le savoir-faire de VSMPO-Avisma mettront des années à être remplacés. (Crédits : Reuters)

Vecteur de la mondialisation, l'aviation telle que nous la connaissons aujourd'hui est aussi le produit de cette même mondialisation. Les deux grands constructeurs, Boeing et Airbus, et les principaux équipementiers sont américains et européens, mais leurs chaînes d'approvisionnement s'étendent sur plusieurs continents, en particulier pour les matières premières. En deux ans, cet édifice a été percuté coup sur coup par la crise du Covid-19, avec des fermetures et des licenciements parfois massifs, et par la guerre en Ukraine. Le conflit fait peser une menace sur plusieurs filières, à commencer par celle du titane prise entre le risque de tomber sous le coup des sanctions occidentales à l'encontre de la Russie, de voir Moscou couper les vannes par mesure de représailles, ou tout simplement d'une rupture des chaînes logistiques du fait des combats. Dès lors, se pose la question pour les industriels occidentaux de s'émanciper provisoirement ou définitivement des approvisionnements venus de Russie... mais la réponse est loin d'être évidente.

« Sanctionner le titane de la Russie serait nous sanctionner nous-mêmes, les pays qui sanctionnons la Russie. Et si la Russie sanctionne l'Occident ou le reste du monde en arrêtant les livraisons de titane, elle pourrait tout simplement faire disparaître VSMPO-Avisma [géant russe du secteur, Ndlr] à long terme. C'est l'un des rares domaines d'activité où il n'est dans l'intérêt d'aucune des parties de perturber la situation actuelle. Néanmoins, nous voulons être en mesure de sortir de la chaîne d'approvisionnement russe à un moment donné. »

Ainsi Guillaume Faury, président exécutif d'Airbus, résumait-il la complexité de la situation lors de l'assemblée générale de l'IATA le mois dernier, ajoutant au passage que, au regard de la qualité et des prix offerts par VSMPO-Avisma, « il serait dommage de le voir disparaître de la carte du titane dans le monde ». D'autant que la Russie représentait avant la crise la moitié des importations en titane du constructeur aéronautique.

Désengagement à long terme

Alors que la guerre se poursuit et que les espoirs d'un règlement rapide ont disparu, les industriels occidentaux vont dès lors devoir décider s'ils misent sur une réduction en pente douce de leur dépendance à la Russie, ou s'ils entament un désengagement massif et un retrait complet du pays sur le long-terme. C'est en tout cas la question que se posait Mauro Sponza, directeur des activités aéronautiques du Groupe Michelin, lors du Paris Air Forum :

« En raison des difficultés à continuer à opérer en Russie, Michelin a suspendu l'activité de sa branche locale. C'est le cas pour bon nombre d'autres acteurs industriels. Si la crise se prolonge, la suspension pourrait se transformer en retrait définitif au profit d'une relocalisation ou d'un transfert d'activité vers d'autres pays. Ce qui devrait contribuer à distendre encore un peu plus les relations économiques et les circuits d'approvisionnement entre Occident et Russie. »

Et le « Monsieur Aviation » du groupe de pneumatiques n'hésitait pas à faire un parallèle avec ce qui se passe dans l'aéronautique avec le titane : « La question se posera notamment pour Boeing, qui possède des coentreprises avec VSMPO-Avisma : si l'arrêt de l'approvisionnement en titane russe se confirme dans le temps, celles-ci n'auront plus de raison d'être, et le groupe américain se reportera probablement vers un autre partenaire à long terme. »

À l'heure actuelle, Boeing a annoncé seulement une suspension de ses achats au géant russe - quelques mois à peine après avoir signé un accord pour que VSMPO-Avisma reste le principal fournisseur de ses avions actuels et à venir. Pour Raphaël Danino-Perraud, chercheur à l'Institut français de relations internationales (Ifri), « la décision de Boeing de se couper du titane russe aura des conséquences sur le marché », même s'il laisse entendre qu'elle ne sera effective que fin 2022.

Airbus n'a pas engagé de telle démarche à l'heure actuelle, mais Guillaume Faury assure être prêt à agir si nécessaire, glissant au passage qu'il n'a pas d'engagements capitalistiques en Russie, au contraire de son concurrent américain. Le président exécutif d'Airbus a ainsi déclaré « être entré dans la crise avec 6 à 12 mois d'inventaire en stock sur le titane et les pièces en titane, ce qui (lui) donne le temps d'activer les sources secondaires ».

Des sources alternatives limitées

Les réflexions sont donc bien engagées, mais la concrétisation n'est pas si aisée. Tout d'abord parce que le nombre de pays producteurs d'éponges et de semi-produits en titane de qualité aéronautique pour les avions et « premium quality » pour les moteurs est très limité. Sur 240.000 tonnes produites par an à ces standards, le Japon en représente la moitié, la Russie 30% à 40%, et le Kazakhstan complète le lot. Derrière, c'est le désert : les Etats-Unis ont abandonné la production en 2020, tandis que la Chine est un producteur majeur d'éponges de titane, mais très peu de qualité aéronautique.

Pour Raphaël Danino-Perraud, « tous les regards sont tournés actuellement vers le Japon, mais il ne pourra pas tout encaisser ». L'Arabie saoudite pourrait offrir une nouvelle alternative dans les prochaines années, mais sa production doit encore obtenir la qualification aéronautique. « Ces qualifications prennent un certain temps, et, dans la période actuelle, c'est un véritable enjeu », détaille le chercheur, qui précise que le royaume wahhabite pourrait possiblement y arriver en 2022 ou 2023. Cette situation « questionne toutes les stratégies d'approvisionnement des grandes puissances en titane », ajoute-t-il.

Richesse du savoir-faire russe et du sous-sol ukrainien

Raphaël Danino-Perraud explique également que s'affranchir de la Russie signifie aussi se passer de son savoir-faire : « S'il fallait vraiment se couper du marché russe, il n'y pas que l'éponge et le lingot. Il y a aussi tous les demi-produits fabriqués par VSMPO-Avisma, notamment les produits plats ou les produits forgés pour les trains d'atterrissage sur lesquels le groupe russe possède une compétence quasi-unique. Il faudra rapidement trouver des capacités supplémentaires et développer des technologies alternatives. Actuellement en Europe, il n'y a pas de possibilité pour remplacer le titane russe et les technologies associées. »

Sans compter qu'au-delà de la production, la guerre a mis en lumière un autre facteur contraignant pour la diversification des filières titane : la concentration des sources de matières premières. L'Ukraine est ainsi un producteur très important d'ilménite, minerai qui sert à la conception des éponges de titane, tant pour le Kazakhstan que la Russie. Outre le fait que l'Ukraine n'a plus forcément les capacités d'assurer l'extraction du minerai, les 4.000 km de route qui séparent les mines ukrainiennes du site de production d'UKTMP passent non seulement par le front entre forces ukrainiennes et russes, mais aussi par une bande de territoire russe d'une largeur variant entre 500 et 1.000 km.

« Aujourd'hui, construire un avion sans la Russie, c'est possible. Construire tous les avions sans la Russie, c'est impossible. Si jamais il y a une crise, une question de priorisation se posera à n'en pas douter», Raphaël Danino-Perraud, chercheur à l'IFRI.

Un investissement à dix ans

Monter des filières alternatives capables de livrer du titane de qualité aéronautique en quantité suffisante pour remplacer la Russie va donc prendre du temps, beaucoup de temps, comme l'explique Raphaël Danino-Perraud. Il prévient ainsi que, « si jamais il y a un problème dans les approvisionnements, nous n'aurons pas de solution demain. Ce qui est fait aujourd'hui, nous l'aurons dans dix ans ».

Il y a donc une obligation pour l'industrie d'anticiper au maximum les évolutions géopolitiques, et se tenir prêt à trancher entre l'hypothèse d'une fragmentation durable de la mondialisation marquée par une logique de blocs qui se (re)dessine ou celle d'une normalisation progressive des relations. Guillaume Faury affirme qu'Airbus s'y prépare depuis 2014, après le choc provoqué par l'annexion de la Crimée par la Russie. Et selon Julien Burdeau, directeur de la transformation et de la stratégie d'Aubert & Duval,  le mouvement a même été amorcé avant.

L'idée même de créer une filière titane en France provient d'une réflexion menée il y a une quinzaine d'années sur la forte dépendance au titane russe. « Le constat fait à l'époque par Airbus est qu'il y avait de très grands acteurs intégrés verticalement dans le monde du titane aéronautique, avec des éponges, lingots, demi-produits, pièces... Et pour que des forgerons comme Aubert & Duval continuent à jouer un rôle important, il fallait qu'eux-mêmes engagent une démarche d'intégration verticale.»

D'où la création de la coentreprise Ukad entre l'entreprise française et son partenaire kazakh UKTMP en 2008, aujourd'hui complétée par le développement de la filière EcoTitanium, fondée sur le recyclage des importantes chutes de titane issues de la production.

« Il y a enjeu extrêmement important à faire monter cette filière en puissance puisque sa vocation est justement de faire face aux difficultés actuelles », affirme Julien Burdeau qui évoque la mobilisation aussi bien des donneurs d'ordres que des services de l'État et d'UKTMP. Pour cela, Aubert & Duval est confronté à des défis de plusieurs ordres. D'abord faire repartir la machine après deux années d'activité réduite à cause des baisses de cadences dans l'aéronautique subséquentes à la crise sanitaire, puis sécuriser l'accès à la matière première pour UKTMP, et étendre sa gamme de produits pour adresser l'ensemble de la demande.

Aubert & Duval travaille ainsi depuis quelques années déjà avec un partenaire autrichien pour proposer des produits plats en substitution de ce que fait VSMPO-Avisma, et souhaite développer du titane de qualité premium avec sa filière EcoTitanium pour les applications moteurs, notamment. Avec un objectif de production de 4.000 tonnes par an, EcoTitanium pourrait représenter 15% à 20% des besoins de l'aéronautique et de la défense européennes. "C'est un vrai facteur d'autonomisation de l'industrie européenne », se félicite Julien Burdeau.

Lire aussiL'industrie aéronautique veut consommer moins de titane (russe) avec le projet MAMA

L'État au soutien de l'industrie

Cette réflexion se mène aussi au niveau des services de l'État. « La relocalisation des intrants critiques n'est pas nouvelle », affirme Orianne Chenain, sous-directrice des matériels de transport, de la mécanique et de l'énergie à la Direction générale des entreprises (DGE). Nous l'avions déjà bien en tête avant le début de l'agression de l'Ukraine par la Russie. Dès le plan de relance, nous avions mis en place un appel à projets dédié avec le financement de 120 projets à hauteur de 300 millions d'euros. Puis en janvier dernier, dans le cadre de France 2030, nous avons lancé un nouvel appel à projets pour les intrants critiques, depuis complété par un volet spécifique lié à l'Ukraine.»

Avec le déclenchement de la guerre, l'État a aussi renforcé son dispositif avec la mise en place de deux « task force ». La première sous la direction de Philippe Varin, ancien patron de PSA et de France Industrie, « avec un champ très large sur l'ensemble des métaux, et au premier chef le titane », explique Orianne Chenain. Le but était « d'avoir des informations précises sur la durée des stocks d'approvisionnement, et déterminer à quelle échéance il pouvait y avoir un risque pour la filière aéronautique ». Ce qui n'est pas le cas à très court terme, selon la fonctionnaire de la DGE, qui déclare tout de même rester extrêmement vigilante, avec toujours la possibilité de voir le titane être intégré à la liste des produits tombant sous le coup des sanctions européennes.

Les services de l'État se sont ensuite projetés sur le court terme pour sécuriser des approvisionnements nouveaux - hors Russie donc - et sur le moyen terme, avec le développement de la filière recyclage, afin de renforcer la souveraineté française et européenne. Orianne Chenain détaille : « Il y a eu des échanges très directs qui ont pu avoir lieu avec un certain nombre de pays pour sécuriser les approvisionnements. Nous faisons un "check-up" régulier pour voir où nous en sommes. »

Selon Julien Burdeau, ce travail étatique s'est même porté sur la recherche de nouvelles solutions d'approvisionnement en minerai pour son partenaire kazakh UKTMP. « Différentes sources sont en train de se mettre en place », ajoute-t-il en affichant une certaine confiance sur l'émergence de solutions dans les prochains mois. Ce pourrait notamment être le cas en Afrique. Mais cela signifie rebâtir une relation avec de nouveaux interlocuteurs et de nouvelles méthodes de travail, et surtout intégrer un circuit logistique beaucoup plus long avec des ruptures de charge entre fret maritime et terrestre.

Enfin, ces nouvelles filières vont également devoir être compétitives par rapport à ce qu'offre la Russie. Dans un contexte d'inflation, avec des coûts de l'énergie multipliés par trois - voire quatre - par rapport à 2021, une explosion des coûts logistiques ou encore des matières premières, tout surcoût supplémentaire ne sera pas indolore pour une industrie aéronautique qui cherche à remonter en cadence.

Léo Barnier

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Commentaires 10
à écrit le 22/07/2022 à 22:19
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@ photo73 J'ai banni l'avion de mes déplacements depuis très longtemps parce que je considère que ce moyen de transport produit trop de nuisances de tous ordres pour un transport de masse destructeur. Le bilan est trop négatif pour trouver des ex...

à écrit le 22/07/2022 à 17:31
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Ces sanctions sont parfaitement inutiles. Elles servent à faire plaisir à Zelenski. Poutine n'a pas arrêté sa guerre malgré les sanctions européennes. Et les régimes de Corée du Nord, d'Iran, de Cuba, du Venezuela sont toujours en place malgré des dé...

le 24/07/2022 à 9:45
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Les sanctions sont aussi pour éviter la contagion de ces régimes et de donner des idées à d autres régimes .. faut voit plus loin que le bout de son écran…

à écrit le 22/07/2022 à 13:15
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A t on besoin d'acheter le titane à la Russie ?? Le titane est le 9éme élément le plus abondant dans l'écorce terrestre avec 0,56 %, il n'est pas un métal rare.

à écrit le 22/07/2022 à 12:18
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Gouverner, c'est prévoir ? Visiblement non, pour les dirigeants occidentaux tout émoustillés de leurs sanctions contre la Russie dont ils vont faire payer le prix à leurs populations qu'ils prennent quasiment pour "leurs gueux"...

le 24/07/2022 à 9:50
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Demandez des comptes aux commissions précédentes jusqu aux années 90… que des neo liberaux néerlandais allemands et scandinaves ….quand aux français Mitterand Chirac Sarko et hollande ils ont fait profil bas tant nous ne respections pas nos engag...

le 24/07/2022 à 9:51
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Demandez des comptes aux commissions précédentes jusqu aux années 90… que des neo liberaux néerlandais allemands et scandinaves ….quand aux français Mitterand Chirac Sarko et hollande ils ont fait profil bas tant nous ne respections pas nos engag...

à écrit le 22/07/2022 à 11:33
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Franchement, a t on réellement réfléchi et identifié les conséquences pour nos économies des sanctions à la Russie. Si, oui, que l on nous présente les conclusions et le nom des commanditaires tout comme des rédacteurs. Si non, que les incompétents s...

à écrit le 22/07/2022 à 8:52
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Avlns nous réellement besoin d"autant d'avions? Avec une réduction de 50% de la construction d'avions et un recyclage poussé, il n'y a plus de problème de titane et autant de pollutions de toutes sortes en moins, dont pas la moindre, celle générée...

le 22/07/2022 à 10:47
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Il n'y a plus de problème, c'est sans doute vrai tellement c'est simple. "Les principales applications utilisant du titane concernent l’aviation civile pour les pièces moteurs, les structures de cellules et certains composants." si les moteurs sont r...

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