Depuis le début des sanctions, la volonté de l'Union européenne, des Etats-Unis et du Canada est claire : asphyxier l'aviation commerciale russe, vecteur crucial pour assurer la connectivité au sein d'un pays 30 fois plus grand que la France. Et au sein de cette stratégie, le fait que la moitié de la flotte des compagnies russes soit louée auprès de sociétés financières occidentales apparaît comme un levier de choix sur lequel appuyer. De fait, il a été demandé à tous les loueurs occidentaux de rapatrier leurs avions d'ici le 28 mars. De quoi mettre à genoux Aeroflot, S7 Airlines et consorts. Pourtant, l'affaire est encore loin d'être entendue et la Russie vient de lancer la riposte.
Vladimir Poutine vient ainsi de valider une loi autorisant les compagnies russes à faire réimmatriculer en Russie les avions loués auprès de sociétés étrangères, et à obtenir des certificats de navigabilité russes pour continuer à les exploiter sur les lignes intérieures. Cette décision a pour objectif de contourner la suspension des certificats de navigabilité par différentes autorités de l'aviation civile à travers le monde.
Les Bermudes lâchent la Russie
C'est le cas pour les quelques avions immatriculés en Europe mais surtout pour ceux enregistrés aux Bermudes. Ce sont plus de 700 appareils opérés en Russie qui sont immatriculés dans le petit territoire britannique d'outre-mer, qui en a fourni la liste détaillée avec une large majorité d'Airbus et de Boeing. L'Irlande vient en seconde position avec une trentaine d'appareils selon le cabinet d'analyse IBA, bien que de nombreux loueurs y soient implantés.
L'autorité de l'aviation civile des Bermudes (BCAA) a déclaré agir dans l'intérêt de la sécurité aérienne, n'étant plus en mesure de garantir le maintien de la navigabilité des aéronefs dans le contexte de sanctions internationales. Conformément à la convention de l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI, agence onusienne en charge du transport aérien), les appareils concernés devraient rester cloués au sol.
Or, la BCAA a constaté que nombre d'avions continuaient d'être exploités en Russie. Spécialiste des opérations offshore, elle a également signalé que le réenregistrement d'un avion auprès d'une nouvelle administration de l'aviation civile n'était autorisé que dans le cadre d'un transfert, après sa radiation des listes de la précédente autorité sur demande du propriétaire. Et pour l'instant, les loueurs occidentaux sont loin d'avoir formulé une telle demande alors qu'ils sont pressés par leurs gouvernements de récupérer au plus vite leurs appareils.
Vers une confiscation des avions
Au-delà de légitimer cette exploitation illicite, le Kremlin ouvre aussi une porte encore plus grande à travers cette loi : permettre aux compagnies russes de conserver leurs appareils, en dépit des demandes faites par les loueurs pour les récupérer. Comme indiqué sur le site de la Douma d'Etat (l'assemblée législative russe) : "cela permettra aux compagnies aériennes russes de conserver la flotte d'avions étrangers et de les exploiter sur des liaisons intérieures". Il s'agirait dès lors d'une confiscation, ni plus, ni moins.
Pour l'instant, il reste encore deux semaines aux loueurs pour reprendre possessions de leurs appareils, mais la plus grande confusion semble régner. Plusieurs observateurs font état de difficultés pour ces derniers pour récupérer les avions encore en Russie. Et les loueurs eux-mêmes se montrent très discrets, pris entre le risque de perdre leurs appareils et l'obligation d'appliquer les sanctions.
Avec plus de 140 avions opérant au sein de compagnies russes selon IBA, soit 5 % de la valeur de ses actifs, le loueur irlandais est le plus exposé. Interrogé, il s'est contenté de répéter son engagement de fin février, à savoir qu'il a "l'intention de se conformer pleinement à toutes les sanctions applicables, ce qui (l')obligera à cesser (son) activité de location auprès des compagnies aériennes russes."
De son côté, SMBC Aviation Capital s'est montré à peine plus loquace. Un porte-parole a ainsi déclaré à La Tribune que "SMBC Aviation Capital continue de suivre attentivement l'évolution de la situation en Ukraine et est en contact avec toutes les autorités compétentes. L'entreprise se conformera pleinement à toutes les sanctions pertinentes et nous avons émis des avis de résiliation pour tous les contrats de location avec des compagnies aériennes russes." Il a également rappelé que le loueur avait actuellement 35 appareils en Russie, placés chez Aeroflot, S7, Ural, Nordwind et Nordstar.
Les compagnies russes vont perdre gros
La situation n'est d'ailleurs pas aisée pour les compagnies russes non plus. Le départ de la flotte d'avions loués à l'étranger mettrait irrémédiablement leur activité à terre. Cela représente plus de 500 appareils, la moitié de la flotte en service en Russie. Pour autant, s'approprier les avions des loueurs étrangers risquerait de les couper définitivement des acteurs occidentaux.
Même en cas d'apaisement des tensions internationales, plus aucun loueur ou plus aucune banque n'accepterait de financer une opération en Russie, que ce soit pour la location ou l'achat d'un avion. Au vu de l'ampleur des sanctions économiques actuelles sur les acteurs financiers russes, les compagnies russes pourraient avoir toutes les peines du monde pour reconstituer des flottes performantes. Et ce, pour de longues années.
Les compagnies russes l'ont d'ailleurs bien compris. Comme le déclare une source interne, rapportée par Reuters : "Nous espérons éviter d'enregistrer nos avions en Russie. Nous voulons les rendre aux sociétés de leasing." Elle ajoute : "La compagnie aérienne deviendrait alors complice. La loi prévoit un moyen d'enregistrer en Russie, mais n'oblige pas la compagnie aérienne à le faire... C'est la première étape vers le kidnapping des avions."
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