LA TRIBUNE - Dans le passé, la menace d'un embargo alimentaire a pu représenter une pression forte à l'égard de la Russie. Est-ce le cas aujourd'hui aussi?
HENRI BIES PERE - Non. En 2014, les sanctions européennes conséquentes à l'annexion de la Crimée ont renforcé la décision de Vladimir Poutine d'investir 52 milliards de dollars dans l'agriculture, afin de ne plus dépendre de l'extérieur en alimentation, et de ne plus craindre des pénuries en cas de sanctions occidentales. Depuis, importatrice de blé, la Russie est devenue le premier pays exportateur. De même, alors qu'avant 2014 elle n'avait quasiment pas d'élevages, aujourd'hui la Russie est autosuffisante en volailles et quasiment en viande de porc, grâce à des investissements massifs dans l'élevage industriel. Le réchauffement climatique l'a aidée, en rendant cultivables des terres auparavant inexploitables car souvent gelées.
Quelles sont les conséquences d'une telle situation?
Cette autosuffisance représente une arme alimentaire à ne pas négliger à côté de celle militaire, d'autant plus que la Russie, grâce aussi à des règles moins exigeantes que celles en vigueur en France, qui la rendent plus compétitive, a également réussi à prendre à l'agriculture française des parts de marché en Asie, ainsi que sa place de leader au Maroc, en Algérie, en Turquie, en Egypte. Ces pays, qui étaient historiquement des clients privilégiés de la France, notamment des producteurs de blé, avec un courant d'affaires régulier d'année en année, dépendent aujourd'hui de la Russie pour leurs importations. Cela va avoir des répercussions dans la diplomatie internationale, car ils vont être des alliés naturels de la main qui leur donne à manger. Poutine s'est d'ailleurs déjà servi de l'aide alimentaire dans des zones en guerre comme la Syrie, le Yemen ou l'Iran, pour promouvoir son autorité dans des régions déjà instables.
Quel peut être l'impact de la guerre avec l'Ukraine?
Si la Russie, qui représente déjà 18% du commerce mondial de blé, met la main sur l'Ukraine, qui en représente 12%, elle pilotera un tiers du commerce mondial du blé. Compte tenu du nombre de zones dont la population augmente mais qui ne sont pas capables de produire leur alimentation, on peut mesurer le pouvoir géopolitique que Poutine détiendra alors, et le risque que cela représente pour la souveraineté alimentaire de la planète. Sans compter que l'augmentation des cours du blé causée par la guerre risque de fragiliser les pays qui importent, confrontés à des difficultés budgétaires. C'est très inquiétant.
Lire: Le conflit entre la Russie et l'Ukraine envoie le prix du blé à un pic de plus de neuf ans
La qualité du blé français, et la capacité des agriculteurs français d'adapter leur production en fonction des caractéristiques spécifiques exigées par chaque utilisateur, n'est en outre qu'un avantage temporaire. Certes, la Russie mise aujourd'hui sur les volumes. Mais elle saura s'adapter à l'évolution des demandes du marché. Elle peut d'ailleurs encore compter sur quelque 50 millions d'hectares de terres en jachère, extrêmement fertiles.
Quels enseignements tirer de cette situation?
La guerre qui s'ouvre nous rappelle l'intérêt d'être vigilants vis-à-vis de nos dépendances des importations, et donc de pouvoir proposer à nos propres consommateurs toutes sortes de produits, de haut comme de bas de gamme. Elle montre aussi que si la transition écologique est nécessaire, et demande davantage d'efforts, elle ne doit pas nous priver de l'arme géostratégique consistant dans la capacité à alimenter les populations mondiales qui aujourd'hui ne peuvent pas être autosuffisantes. Quand l'Union européenne, dans sa stratégie Farm to Fork, propose de retirer 10% de la surface agricole de la production pour la consacrer uniquement à la biodiversité, c'est une fausse piste. On ne peut pas baisser la garde sur les volumes produits car c'est un atout important, y compris pour peser sur le plan politique dans les prochains enjeux de la planète.
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