Joëlle Zask : « L’agriculture industrielle n’est pas destinée à l’alimentation des humains »

Joëlle Zask enseigne au département de philosophie de l’université Aix-Marseille. Spécialiste du pragmatisme et de philosophie sociale, elle s’intéresse à des domaines aussi différents que l’agriculture, l’éducation, la démocratie partagée, ou encore l’écologie. Elle fait partie du conseil scientifique de la chaire « Laudato si’, pour une nouvelle exploration de la terre » au Collège des Bernardins et est l’auteur de plusieurs ouvrages dont La Démocratie aux Champs (La Découverte, 2016), Quand la forêt brûle et Zoocities (aux éditions Premier Parallèle, 2019, 2020). (Cet article est issu de T La Revue de La Tribune - N°8 "Du champ à l'assiette - Mieux produire pour bien manger", actuellement en kiosque).
(Crédits : Hervé Grazzini)

La crise sanitaire que l'on connaît depuis deux ans semble avoir ancré le recours à une agriculture plus respectueuse, favorisant les circuits courts... N'est-ce pas, tout simplement, le retour à une sorte de bon sens paysan ?

Joëlle Zask C'est le mangeur qui fait la réalité sociale. Les mangeurs réalisent leur pouvoir, dans la manière de faire. Les circuits courts sont ainsi poussés par le mangeur. Les mangeurs et les paysans appartiennent au même monde, avec des activités dépendantes les unes des autres. On sous-estime le pouvoir des mangeurs. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les grands groupes agroalimentaires ont aussi répondu à des besoins exprimés. Ils suivent l'opinion, essaient de déterminer le point majoritaire. Lorsque les premiers fast-food sont apparus, c'était alors perçu comme une délivrance par le consommateur. La junk-food a aussi répondu à des besoins. Ce qui fonctionne, c'est ce qui rencontre le vrai désir des consommateurs.

Les grands groupes agroalimentaires se sont engagés dans la transition écologique. Plusieurs grandes marques ont aussi développé des produits bio ou revendiquent un approvisionnement auprès des producteurs locaux. Est-ce une démarche « vraie » ou doit-on considérer que c'est du greenwashing ?

J.Z. Il ne faut pas minimiser le mensonge. La toxicité des pratiques de certains grands groupes a été cachée à tout le monde. Les premiers pas de l'industrie ce sont le tabac et le coton, je le rappelle. Ce qui n'est rien d'alimentaire. Ce ne sont pas les tomates et les pommes de terre. L'agro-industrie a été imaginée pour être rentable et asseoir la richesse des États. Rappelons-nous les procès intentés au groupe Philip Morris, qui ont eu lieu dans les années 1980. Philip Morris a soigneusement dissimulé la formule qui rendait la nicotine davantage addictive. C'est pareil pour l'amiante ou le glyphosate par exemple. C'est tout un système qui protège les multinationales. L'effort est mercantile. Le bio, ça rapporte. Il ne faut pas non plus oublier qu'il existe du soja transgénique bio, de l'agriculture intensive bio... Il y a une pression qui doit s'exercer davantage sur les labels.

Aujourd'hui, notamment via les réseaux sociaux, le consommateur possède un pouvoir sur les groupes agroalimentaires...

J.Z. Ce sont moins les réseaux sociaux qu'une documentation scientifique qui convainc le grand public. De toute façon, hormis les fondations des grands groupes, peu de grands industriels ont une éthique développée, qui a conscience d'elle-même. C'est le profit d'une relation quantitative qui prédomine. L'agriculture industrielle n'est pas destinée à l'alimentation des humains mais pour une énorme part, aux animaux, à l'énergie, aux matériaux. Le cacao ne nourrit pas. C'est le maraîchage qui nourrit l'humain. L'agriculture traditionnelle est diversifiée, avec une combinaison de plants qui se complètent les uns, les autres. L'agroécologie sert beaucoup plus les producteurs, mais à l'échelle humaine et tout en permettant une collaboration intime entre les mangeurs et les producteurs. Nous sommes entrés dans une phase de prise de conscience des risques environnementaux. Beaucoup de consommateurs ont emboîté le pas à l'action pour le climat. Et il n'y aura pas de retour en arrière.

Le consommateur connaît-il finalement suffisamment toutes les initiatives qui sont lancées, qui vont vers une agriculture durable et qui sont proches de lui ?

J.Z. Il existe clairement un manque de communication. Nous sommes bien davantage informés des catastrophes, mais ce qui se fait vraiment en agriculture durable, ce qui émerge, ce qui est porteur de nouveaux messages est, en revanche, très dispersé et communiqué à une échelle différente. Alors que toutes ces informations, mises bout à bout, représentent un grand intérêt.

L'agriculture est un secteur qui est très appétant en termes d'innovation. De nombreuses start-ups ont mis au point des solutions, qui intéressent la meilleure utilisation des sols, qui surveillent les maladies pouvant toucher les cultures ou qui, encore, protègent ces mêmes cultures des différents aléas climatiques. Quel est le rôle de cette innovation technologique ?

J.Z. Il est passionnant de se tourner vers les nouvelles technologies et si elles peuvent être associées à des solutions traditionnelles, c'est parfait. Mais il faut être prudent concernant ce que l'on considère comme des innovations, à l'instar des grandes fermes verticales par exemple. Leur impact écologique est gigantesque, c'est absurde. Ce qu'il faut regarder, c'est la capacité nutritive des aliments. Et la qualité du sol est déterminante pour le goût des aliments. Il ne faut pas croire à un tout technologique qui ferait tout pousser. On ne va pas résoudre la crise avec les moyens qui l'ont provoquée. En revanche, tout ce qui est low tech, slow tech est prometteur. Ce qui est essentiel et important c'est d'avoir recours à des techniques qui sont réversibles. Tout est d'ailleurs réversible dans la nature, dans l'agriculture. On cultive la terre et on la fait se reposer. On redonne tout ce que l'on prend. Il convient alors, en matière de technologies, d'une certaine façon, de séparer le bon grain de l'ivraie.

Apprendre aux enfants comment se déroule une culture, comment pousse une plante ou le cycle des saisons est important dans la façon de préserver l'environnement et de recréer l'envie de se tourner davantage vers les circuits courts. L'éducation est-elle un levier ?

J.Z. Personne n'est enclin à ceci ou cela. En Afrique, par exemple, certains industriels de l'alimentation ont incité au recours du lait maternisé, expliquant que le lait maternel ne convenait pas, contribuant à augmenter la mortalité infantile. Les industriels savent mentir dans la limite de ce que peut défendre un avocat. Le contact des enfants avec la nature est essentiel. Il faut laisser se créer des jardins partagés dans les villes, permettre aux enfants de voir pousser les légumes. Le blé de Noël que l'on faisait pousser sur le rebord de nos fenêtres apprend le cycle de la nature, le blé pousse sous les yeux des enfants. Faire pousser des plantes apprend énormément sur la nature. On peut amener le propos encore plus loin. Dès lors que l'on désasphalte les cours de récréation, les enfants sont plus calmes. La cour d'école est un lieu d'expérience et pas une cage. La cour d'école est une fenêtre ouverte sur le monde. C'est, comme bien d'autres outils, un outil pédagogique fabuleux, qui doit être mieux considéré.

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Article issu de T La Revue n°8 - "Du champ à l'assiette - Mieux produire pour bien manger ?" Actuellement en kiosque

Un numéro consacré à l'agriculture et l'alimentation, disponible chez les marchands de presse et sur kiosque.latribune.fr/t-la-revue

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Commentaires 4
à écrit le 14/03/2022 à 9:51
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Passé de 1 milliard en 1900 a 7 milliards aujourd'hui, la population humaine augmente de 1 milliard tous les 20 ans il va falloir nous expliquer comment on fait sans l'agriculture industrielle pour nourrir l'humanité ? La guerre en Ukraine fragilise ...

le 14/03/2022 à 10:21
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@ soldat agro-industriel: On n'arrête pas de vous le dire comment faire mais vous oubliez systématiquement. Bref arrête de faire semblant et assume ta responsabilité dans le cancer première cause de mortalité. C'est pas grave hein, regarde au moins t...

à écrit le 12/03/2022 à 9:04
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A quoi peut bien servir l'agriculture industrielle, si ce n'est a nourrir le bétail humain de nos villes!?

à écrit le 12/03/2022 à 8:58
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"Ce qui fonctionne, c'est ce qui rencontre le vrai désir des consommateurs." Et ce qu'on lui cache également, médicaments dans les hamburgers afin de mieux les digérer, perturbateurs endocriniens en veux tu en voilà, et autres pesticides, Il faudrait...

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