Les pénuries et le risque politique poussent l'industrie automobile à revoir son modèle industriel

DOSSIER MONDIALISATION- Les coups durs qui se succèdent depuis la crise du Covid ont mis en exergue les faiblesses structurelles du modèle logistique de l'industrie automobile. Autrefois pensé pour rationaliser cette industrie très capitalistique, ce modèle pénalise, aujourd'hui, les constructeurs qui paient très cher ses rigidités.
Nabil Bourassi
(Crédits : Reuters)

L'industrie automobile n'en finit pas de se transformer. Mais au-delà de la course à l'innovation (électrification, connectivité, autonomie...) nécessaire pour créer de la valeur, elle se voit contrainte de repenser tout son modèle industriel. Et pour cause, la crise sanitaire, la politique zéro Covid de la Chine, les tensions observées sur le fret maritime, et aujourd'hui les conséquences de la guerre en Ukraine, ont mis à rude épreuve les chaînes d'approvisionnement en créant des pénuries de pièces critiques, une hausse du prix des matières premières, et la fermetures de marchés stratégiques.

Des volumes encore impactés par les pénuries

En témoigne l'incroyable pénurie de semi-conducteurs observée depuis deux ans, qui reste insoluble et pèse encore significativement sur le marché : en Europe, le manque à gagner en termes de nombre de voitures va se situer cette année entre 15 et 20%. Une situation amplifiée par la politique de certains équipementiers, selon Carlos Tavares, le directeur général de Stellantis (Peugeot, Fiat, Jeep...). A ses yeux, un certain nombre d'équipementiers ont en effet failli dans leur mission en raison, non seulement de leur incapacité à anticiper cette pénurie, mais aussi en n'engageant pas les mesures adéquates pour la résoudre.

Si l'année 2021 a été rude, le déclenchement de la guerre en Ukraine a mis une lumière encore plus crue sur les faiblesses de certaines chaînes d'approvisionnement. Ainsi, le groupe Volkswagen a dû fermer plusieurs sites dont sa principale usine de Wolfsburg, puisque son principal fournisseur de câbles provenait d'Ukraine. Michelin s'est vu privé de plusieurs matières premières produites en Russie nécessaires à la production de pneus. Un quart, par exemple, de ses besoins en noir de carbone sont importés de Russie. A la différence de la crise des semi-conducteurs, l'entreprise guerrière de Vladimir Poutine n'avait été anticipée par personne. Les industriels se sont retrouvés le bec dans l'eau, faute de stocks.

Les fondamentaux du modèle remis en cause

Juste-à-temps, pas de stocks, logistique à l'autre bout du monde... Jusqu'ici vertueux, le modèle industriel des constructeurs automobiles a trouvé ses limites. Et les constructeurs et les équipementiers sont de plus en plus nombreux à penser que la situation n'est pas seulement conjoncturelle (liée à des réajustements d'après-crise sanitaire ou lié à la guerre), mais qu'elle est là pour durer.

Pour Eric Espérance, associé au cabinet Roland Berger et spécialiste du secteur automobile, la crise du modèle industriel logistique automobile a débuté avant la crise du Covid. « Les industriels de l'automobile ont commencé à interroger leur stratégie d'achats en Chine depuis le déclenchement de la guerre économique entre les Etats-Unis et la Chine. La crise du Covid et les problèmes d'approvisionnement et de restriction ont accéléré le mouvement », explique-t-il.

« Mais nous sommes encore très dépendants de la Chine, que ce soit sur les batteries ou l'électronique, et même si l'Europe a engagé de nombreux projets de construction de capacité de production, c'est une situation qui va perdurer encore longtemps », poursuit l'expert.

Les Européens ont toutefois pris conscience de cette perte de souveraineté. Les projets de construction de capacités de batteries électriques avaient commencé bien avant la crise du Covid. La Commission européenne a autorisé les subventions publiques afin d'accélérer l'émergence d'une filière. Mais sur les semi-conducteurs, il a fallu la crise sanitaire pour réaliser à quel point le Vieux Continent était dépendant des pays asiatiques. Sous l'impulsion de Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur, l'Union européenne va consacrer plus de 50 milliards d'euros à la reconstitution d'une filière de puces électronique made in Europe.

L'exemple des inondations en Thaïlande

Mais ces mesures se focalisent sur certaines pièces dans une approche très souverainiste. Elles ne résolvent pas toutes les problématiques des constructeurs automobiles dont la chaîne logistique peut être grippée pour la moindre pièce. Toyota n'a jamais oublié le prix payé par les inondations en Thaïlande en 2011 et qui a interrompu la livraison de... joints. Une pièce basique sans valeur ajoutée, mais qui l'a contraint à fermer ses usines pendant plusieurs semaines.

« Les industriels se sont rendu compte que les défauts d'approvisionnement en pièces coûtaient plus chers que de les stocker », observe Eric Espérance. L'expert estime que les constructeurs et les équipementiers vont revoir leur politique du zéro stock soit en constituant leur propre stock, soit en passant par des intermédiaires.

Autre levier choisi par les constructeurs: « privilégier les boucles courtes », souligne Eric Espérance. Autrement dit, les industriels tentent de trouver des sources d'approvisionnement proches des lieux de production pour limiter les aléas sur les chaînes logistiques. Sur les matières premières en revanche, les tensions sont telles que les industriels tentent de verrouiller leurs anticipations. Tesla, Stellantis ou Renault ont signé des accords dans les approvisionnements à travers des partenariats voire des prises de prises de participations  pour sécuriser leurs approvisionnements en cobalt ou en lithium.

En outre, les constructeurs automobiles ont haussé le ton et ont totalement revu le cahier des charges de leurs relations avec leurs fournisseurs. « Les industriels vont évaluer autrement la criticité d'une pièce... Auparavant, ils se référaient à leurs fournisseurs directs, désormais, ils descendront jusqu'à trois ou quatre niveaux de sous-traitance dans la chaîne d'approvisionnement », confirme Eric Espérance.

Le scénario du pire : l'invasion de Taïwan par la Chine

Enfin, le dossier le plus sensible reste l'aléa géopolitique. Selon un industriel, le monde est durablement revenu dans une logique de blocs, aux tensions exacerbées. Après la Russie ou encore l'Iran, les constructeurs et équipementiers s'interrogent sur d'autres zones à risque. L'ultime scénario catastrophe serait le déclenchement d'opérations militaires de la Chine sur Taïwan, territoire dont Pékin revendique toujours la souveraineté, mais que le président américain a récemment promis de défendre contre une offensive chinoise. D'une part parce que Taïwan est l'un plus gros contributeurs de de semi-conducteurs de la planète, d'autre part parce que des sanctions à l'encontre de la Chine aussi lourdes que celles mises en place contre la Russie mettraient en danger les nombreux investissements européens dans l'ex-Empire du Milieu. « L'exemple de Renault en Russie va rester dans les têtes pendant 50 ans », rappelle l'analyste de chez Roland Berger.

La sécurisation du modèle industriel automobile pourrait toutefois coûter extrêmement cher aux industriels déjà confrontés aux tensions sur les prix, à des investissements massifs dans l'électrification ou la connectivité. Ainsi, nul ne semble avoir résolu l'équation d'une structure de coût alourdie qui risque de peser sur les prix, au point de tirer significativement les volumes vers le bas. Un sujet encore largement sous-estimé...

Nabil Bourassi

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Commentaire 1
à écrit le 21/07/2022 à 20:26
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Que les constructeurs commencent par débarrasser leurs véhicules de tous les gadgets inutiles ou redondants : Le GPS qu'on a tous sur notre smartphone, la camera de recul, l'assistance active à la conduite, les airbags dans tous les sens... Cela allè...

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