"Mieux vaut prendre le changement par la main avant qu'il ne nous prenne à la gorge". Cette citation attribuée à Winston Churchill illustre parfaitement le dilemme auquel la France est confrontée sur la façon d'aborder la nouvelle économie de la voiture électrique : accélérer de façon brutale comme le propose Bruxelles ou de manière plus progressive comme le demande Paris. Et il semblerait que de ce point de vue là, la France a perdu une nouvelle manche puisque mercredi 14 juillet, Bruxelles a annoncé son intention de bannir tous les moteurs thermiques dès 2035, hybrides compris donc, infligeant de facto un sévère camouflet à la parole présidentielle qui, deux jours plus tôt seulement, plaidait pour que les voitures hybrides soient justement exclus de cette interdiction.
Le virage spectaculaire de Volkswagen
Paris juge en effet que l'accélération du calendrier de la transition énergétique fait courir un risque social trop important à la filière thermique et à ses centaines de milliers d'emplois. A un an des élections présidentielles, et tandis que l'actualité sociale sur le front automobile reste sous très haute tension, la proposition bruxelloise constitue une véritable claque. Celle-ci apparaît d'autant plus violente que la France disposait il y a encore quelques mois d'une longueur d'avance en termes d'électromobilité. Mais en début d'année, l'accélération aussi spectaculaire qu'inattendue de Volkswagen dans le véhicule électrique a changé la donne. Le tandem Paris-Berlin, qui était parvenu à contenir les ambitions environnementales du Parlement européen en 2019 sur la baisse des CO2 s'est rompu. Fort des ambitions affichées par ses constructeurs dans la voiture électrique, l'Allemagne a milité pour une accélération de la décarbonation de l'automobile européenne. Ce 14 juillet, Bruxelles avait donc les coudées franches pour relever l'objectif de baisse des émissions de CO2 du secteur à 55% d'ici à 2030, contre 37,5% espérés jusqu'ici.
De locomotive de l'électromobilité, la France se retrouve désormais sur la défensive face à une Allemagne qui a accompli sa révolution copernicienne. Pour autant, la France n'a pas dit son dernier mot...
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François Roudier, porte-parole du Comité des constructeurs français d'automobiles (CCFA), tient à dédramatiser : "En France, nous investissons dans les batteries ou encore dans le complexe Electricity de Renault. Nous sommes dans le train", fait-il valoir.
Le rapport Mosquet-Pélata
"Dans le train", oui mais pas en avance non plus. Car l'ambition du président Macron en 2018 visait à repositionner la France parmi les leaders mondiaux de la voiture électrique. A l'époque, un rapport sur le sujet avait suscité une certaine indifférence. Il avait été rédigé par Xavier Mosquet, du Boston Consulting Group et qui avait conseillé Barack Obama lors de la crise des subprimes pour sauver l'industrie automobile américaine, et de Patrick Pélata, ancien numéro deux de Renault et aujourd'hui consultant reconnu sur l'avenir de l'automobile. Pour François Roudier,"les constructeurs sont dans les clous du rapport Mosquet-Pélata. Le point noir, c'est le réseau de bornes de recharge". La France essuie effectivement un nouvel échec dans sa capacité à déployer des bornes de recharge, ce qui aurait grippé la dynamique des constructeurs qui ont pourtant lancé plusieurs modèles.
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Pour Bernard Jullien, maître de conférence en économie à l'Université de Bordeaux et spécialiste de l'industrie automobile, la France a manqué un nouveau momentum dans la révolution électrique. L'universitaire fustige la sortie de route de Renault qui avait pourtant lancé la Zoé dès 2009, plus de dix ans avant l'ID.3 de Volkswagen, mais n'a pas été capable de creuser l'écart en constituant une gamme plus fournie et renouvelée. Ce raté s'en est suivi d'un autre comme le pointe ce fameux rapport. "Le rapport Mosquet-Pélata disait "c'est maintenant". Mais on a tergiversé sur les bornes et sur l'airbus des batteries. On a mis la filière électrique avant la charrue de la batterie. La France aurait pu être en avance et elle se retrouve en retard", déplore-t-il.
Des choix industriels risqués ?
Pour Bernard Jullien, les arbitrages des constructeurs automobiles français sont dangereux. "Les Français doivent mettre le paquet sur le segment B (Clio, 208, Zoé... ndlr) parce que c'est là où ils sont forts. Ils auront beaucoup plus de mal à s'imposer sur le segment C (308, Mégane... ndlr), lequel est ultra dominé par les Allemands". Sauf que Stellantis et Renault veulent jouer sur tous les tableaux, mais privilégier le territoire national pour le segment C. "En misant trop sur le segment C, on laisse partir le B et on n'est pas certain de l'emporter sur les Allemands qui dominent le secteur C. Il faut que les constructeurs changent de doctrine", estime Bernard Jullien.
S'il est vrai que la R5, qui doit succéder à la Zoé, sera produite à Douai (Hauts-de-France), côté Stellantis, les arbitrages n'ont pas encore été faits. Ainsi, selon l'universitaire, les constructeurs font courir un risque sur toute la filière mais aussi sur sa pérennité. Pour les constructeurs automobiles, la nouvelle chaîne de valeur de la voiture électrique impose d'aller chercher des modèles plus chers. D'autant que l'électromobilité est une opportunité pour se repositionner sur ce segment où les Allemands perdent leur argument principal qui est celui de la puissance de leur moteur thermique.
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Selon Bernard Jullien, il est néanmoins impératif que l'Etat français reprenne le dossier en main. "La perte d'influence de l'Etat français à donner un cap à son industrie automobile, contraste avec l'activisme de Berlin", juge-t-il. C'était d'ailleurs le sens du message d'Emmanuel Macron lundi lorsqu'il reçut la filière automobile qui lui réclame 17 milliards d'euros pour se transformer. Le président a promis un plan à la rentrée, à condition d'obtenir des gages de relocalisation industrielle. "Sur 100 voitures électriques vendues en France, 85 sont importées, y compris de marques françaises. Il y a un véritable enjeu de balance commerciale", insiste Bernard Jullien.
De son côté, Patrick Pélata estime que la France doit accélérer dans la transition industrielle de la voiture électrique.
"Si elle ne le fait pas maintenant, son coût social pourrait atteindre le double ou le triple dans cinq ans", explique-t-il.
Le logiciel, nouvelle frontière automobile
"Le volet dédié au digital est l'un des sujets posés par le plan d'investissement de Volkswagen. Ça va faire mal aux Français... S'ils ne travaillent pas rapidement dessus, cela va devenir un handicap", met également en garde Patrick Pélata. C'est la principale leçon de Tesla, le champion iconoclaste de la voiture électrique, qui a creusé une longueur d'avance grâce à sa maîtrise logicielle. Ce qui est en jeu ici, c'est l'architecture électrique des voitures, le logiciel profond qui permet de gérer et optimiser le moteur et les batteries, ainsi que la capacité à mettre à jour ce système extrêmement complexe. Volkswagen va consacrer près de la moitié des 35 milliards d'euros prévus en début d'année pour internaliser une expertise logicielle qui lui échappe. "Il n'est même pas certain que Volkswagen réussisse. C'est un autre métier de faire du software. Sur l'ID.3, ils ont cafouillé. La prise de conscience du problème ne suffira peut-être pas à bien faire", juge sévèrement Patrick Pélata. En la matière, la France ne manque pas d'expertise universitaire, mais elle manque d'un écosystème dédié à l'univers automobile. En outre, la fuite des cerveaux vers d'autres secteurs et d'autres pays est un handicap. En recrutant Luc Julia, spécialiste mondialement reconnu de l'intelligence artificielle, ancien d'Apple et de Samsung, Renault a lancé un signal très fort. De son côté, Stellantis a annoncé un volet logiciel important dans son plan d'électrification de 30 milliards d'euros.
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La question de la formation se posera également pour les nouveaux métiers tournés vers la voiture électrique. La transition entre le monde thermique et celui de l'électrique va créer un effet d'éviction entre différents métiers. La France travaille avec EIT InnoEnergy sur un plan de financement des formations pour préparer les salariés d'hier aux emplois de demain. De son côté, Luca de Meo, DG de Renault, a identifié le problème depuis longtemps et a annoncé lors de son plan d'électrification le lancement de son propre campus de formation. Chez Stellantis, il y aura également des initiatives pour accueillir sur le futur site ACC de Douvrin les salariés de l'usine voisine de moteurs thermiques, Française de mécaniques, dont les capacités vont être réduites.
L'accès aux capitaux, ultime différence
Mais la France pourrait être freinée dans sa dynamique sur un phénomène classique: le financement. "La bataille de l'électrique sera remportée par ceux qui sont capables de lever des capitaux. Or, les entreprises françaises sont sous capitalisées voire même endettées. Face à cela, Volkswagen génère 10 milliards d'euros de free cash flow par an", souligne Patrick Pélata qui ajoute qu'en outre, "Volkswagen est capable de dégager d'immenses économies d'échelles en positionnant ses voitures électriques sur toutes ses marques, et tous les segments".
Autrement dit, la France ne part pas d'une feuille blanche en matière de voitures électriques. En outre, elle s'équipe de plusieurs projets de gigafactory qui lui permettront de se fournir en batteries électriques sur le territoire national. Mais elle doit encore accélérer. Et si les constructeurs sont bien dotés, la filière, elle, notamment le tissu de PME fournisseurs, aura besoin d'un soutien public massif. L'Espagne vient de décider d'un plan à plusieurs milliards d'euros pour entamer la transition de son industrie automobile, la deuxième d'Europe en nombre de voitures produites dont 80% réservées à l'exportation. Chaque jour qui passe met la France un peu plus sous pression...
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