(3/5) La recherche pharmaceutique pilotée par l'intelligence artificielle

SÉRIE SANTÉ & INNOVATION. Si elle a ralenti le recrutement de patients pour les essais cliniques et la mobilisation des hôpitaux autour des projets de recherche, la crise sanitaire n'a pas paralysé les progrès médicaux. Entre les printemps 2020 et 2022, les biotechs et les medtechs ont multiplié les développements innovants. Mais, occultés par le Covid, on n'en a pas entendu parler. Alors que la septième vague accompagne à nouveau notre été, La Tribune fait le tour des avancées médicales majeures qui vont révolutionner notre santé dans un proche avenir. Épisode 3, en basculant dans l'ère de la data, les données biologiques permettent peu à peu de modéliser les maladies. Grâce aux avancées du machine learning, l'intelligence artificielle commence à améliorer les études pharma et les essais cliniques. Une évolution vers un avatar numérique pour tester tous les traitements possibles en in-silico afin de ne prendre que le plus adapté.
(Crédits : DR)

En novembre 2021, la startup franco-américaine Owkin est devenue une licorne. Spécialisée dans l'intelligence artificielle appliquée à la santé et au médicament, cette jeune pousse a reçu 180 millions de dollars d'investissement de Sanofi en novembre dernier. Avant de signer ce printemps un accord, avec le labo américain Bristol Myers Squibb (BMS), qui devrait lui rapporter quelque 80 millions de dollars. Autant dire que ces technologies ont le vent en poupe. Car en multipliant le nombre de marqueurs et en transformant ces données biologiques en data, la recherche médicale est en train ni plus ni moins de modéliser la santé.

Peu à peu, l'étude approfondie d'années d'évolution de l'état de santé des patients, de leur environnement et de leurs maladies esquisse des cascades de causes à effets : telle protéine + telle mutation génétique + telle molécule donnent tel effet. Par exemple, de récentes études affirment que l'immunothérapie Keytruda fonctionnerait surtout sur les cancers présentant la spécificité dite "microsatellites instables". Conçue initialement pour traiter le cancer du poumon et commercialisé par le laboratoire MSD (Merck and Co), ce traitement ne marche que sur une partie des patients, comme les autres immunothérapies. Mais en dix ans, les études ont montré qu'il fonctionne sur quatorze cancers différents. En comprenant mieux pourquoi on pourra esquisser les nouveaux scénarios de la maladie. L'addition : cancer + microsatellites instables + immunothérapie donne-t-il une rémission ? Le programme doit encore être affiné.

L'IA investit la santé

Après la reconnaissance d'images dopée par les investissements des géants du Net, l'IA a fait son chemin dans le domaine de la santé. Si l'exercice a eu de mal à trouver des fonds pour se développer, les premiers logiciels d'aide au diagnostic par IA - dont un conçu par Owkin - obtiennent le marquage CE depuis quelques années. Là, la pratique s'accélère et devrait se généraliser. Pour les grands labos pharma, ces compétences de machine learning assistent la recherche. Elles permettent de simuler sur informatique les différentes solutions chimiques et biotechnologiques.

« Mais en IA, le plus gros obstacle est de disposer d'un grand volume de données de qualité, souligne Meriem Sefta, chief diagnostics officer chez Owkin. Pour être pertinents, nous avions besoin d'un accès à ce type de données. Nous avons passé des accords avec tous les hôpitaux avec lesquels nous collaborions déjà et qui nous fournissent les données utiles pour développer des solutions. Cela leur permet de rester à la pointe de la recherche clinique et, en échange, nous leur proposons nos compétences pour numériser certaines bases de données ou structurer leurs data afin qu'ils mènent leurs propres recherches. »

Avec sa plateforme de data santé, Owkin commence à élaborer des modèles. Objectif : comprendre comment l'évolution des informations médicales et des biomarqueurs révèle le fonctionnement de la maladie et son impact sur l'organisme. Et comment le patient répond aux différentes situations et traitements en fonction de ses caractéristiques les plus fines. Pour ses études, la licorne franco-américaine transfère les compétences au plus près des données des hôpitaux et des labos afin d'éviter leur transfert et l'insécurité qui y est associée. Un principe appelé federated learning et qui permet aux différents partenaires de la startup d'échanger sur la plateforme dédiée (Owkin Connect). Le fait d'observer l'évolution des données sur plusieurs années grâce aux dossiers hospitaliers permet de déceler les indices des maladies en stade précoce et les rapports de cause à effet.

« Les premières preuves de concept de l'efficacité de ces diagnostics par IA ont plusieurs années, mais celle du diagnostic spécifique en pathologie numérique date de 2017 seulement, souligne Meriem Sefta. De nombreuses entreprises se sont lancées sur la vague avec des dispositifs médicaux intelligents aux États-Unis, en Israël et en Europe, avec une dizaine de startup en France. Aujourd'hui, de gros investissements publics sont annoncés sur l'IA santé dans le diagnostic au sens large au-delà de la modélisation des maladies, le système de santé britannique NHS va investir massivement tout comme la Mayo Clinic aux États-Unis et bien d'autres. »

Au dernier congrès mondial d'oncologie ASCO, un nouveau test a fait beaucoup parler de lui. Cette sorte de biopsie liquide permet de réduire les chimiothérapies de sécurité dans le cadre de cancer du côlon. Avec un diagnostic de rémission plus sûr par analyse sanguine, on peut éviter une nouvelle chimio inutile, prescrite juste pour être sûre de ne pas voir revenir la maladie.

Prédire et prévenir

Grâce à cette technologie dopée au big data, la médecine de précision pourrait devenir un jour médecine de prévention. Voilà l'objectif de Gustave Roussy qui abrite une équipe d'Owkin dans ses locaux.

« Notre programme Interception développe le dépistage précoce des risques de cancer et les moyens d'éviter qu'ils ne se déclenchent, confirme son directeur général Fabrice Barlesi. Au-delà des caractéristiques cliniques et génétiques, d'autres marqueurs comme l'ADN circulant dans le sang pourraient demain permettre d'évaluer ces risques. En juin 2020, une étude a montré que l'analyse de certains marqueurs génétiques sanguins permettait de déterminer de façon précoce si le patient est atteint d'un cancer et dans quel organe se développe ce dernier. »

En affinant les modèles de maladies simulées sur informatique, la biologie va faire de gros progrès.

« À terme, notre objectif est de créer des avatars numériques des patients, annonce Fabrice Barlesi. Avec ces jumeaux in silico, nous pourrons tester très rapidement les effets de toutes les solutions thérapeutiques afin de choisir la plus efficace avant de l'administrer. »

Une fois organismes et maladies modélisés, la Santé sortira de la médecine empirique qui implique aussi des tâtonnements et des ratés.

De nouvelles plateformes biotechnologiques

Avec les données génomiques et en avançant dans la compréhension des maladies, la recherche médicale a aussi trouvé de nouveau moyen de les soigner. Avec de grandes bases de données issues de séquençage ADN comme UK Biobank ou Our Future Health au Royaume-Uni, le traitement big data met en évidence des cibles qu'on n'avait pas repérées pour soigner des maladies. En 2020, un nouveau traitement prometteur a été validé contre l'hypercholestérolémie. Ce traitement est basé sur une nouvelle technologie, l'ARNi (ARN interférent) développé par la biotech américaine Alnylam. Commercialisé par Novartis, il fait suite à trois premiers traitements basés sur cette même biotechnologie contre des maladies génétiques rares. Jouant un rôle crucial dans l'expression des gènes, l'ARN interférent permet de bloquer cette expression en rendant tel ou tel gène "silencieux".

« Ce mécanisme naturel de « silençage » de gène permet d'empêcher un gène de s'exprimer et de causer une maladie en désactivant ses instructions», précise John Maraganore, fondateur et ex-CEO d'Alnylam. Par exemple, dans l'amylose héréditaire, l'interférence par ARN permet de réduire la production de la protéine responsable de la pathologie et de sa progression. La révélation de biomarqueurs et de cibles génétiques validées a donc un énorme rôle à jouer dans le développement de nouveaux médicaments innovants. »

Tout comme l'ARN messager de BioNTech, la nouvelle biotechnologie permettra sans doute de créer les médicaments de demain.

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