
« C'est un séisme », « on ne s'y attendait absolument pas », « c'est un véritable coup de massue sur la tête », « tout le monde est resté sans voix, complètement estomaqué »... A l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), les réactions des délégués syndicaux sont unanimes. Tous sont abasourdis par l'annonce surprise du gouvernement, qui prévoit de faire disparaître cette institution née, il y a 20 ans, du rapprochement de l'IPSN (Institut de protection et de sûreté nucléaire), historiquement rattaché au Centre d'énergie atomique (CEA), et de l'Office de protection contre les rayonnements ionisant (OPRI).
Le gouvernement compte, en effet, scinder et répartir les compétences de cet institut chargé de la recherche et de l'expertise sur les risques nucléaires et radiologiques au sein de trois autres organismes : l'Autorité de sûreté nucléaire (l'ASN), son équivalent dans le monde militaire, le DSND, et le CEA, organisme public chargé de la recherche dans le nucléaire et les nouvelles énergies. Le communiqué de presse présentant cette vaste réforme précise que « les compétences techniques de l'Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN) seront réunies avec celles de l'ASN ». Cette annonce fait suite à une décision prise lors du Conseil de politique nucléaire, réuni le 3 février dernier par Emmanuel Macron, et auquel l'IRSN n'était pas convié.
« Surprise générale »
L'ensemble des 1.700 salariés de l'IRSN, le bras technique de l'ASN, ont pris connaissance du projet de fusion entre l'IRSN et l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) mercredi matin à 9h30. Leur directeur général Jean-Christophe Niel les a réunis en visioconférence, deux heures à peine avant que le communiqué de presse du ministère de la Transition énergétique ne soit publié. « Nous l'avons senti abattu », rapporte Philippe Bourachot, délégué CGT, syndicat majoritaire à l'IRSN.
La surprise générale ne se limite pas aux seuls salariés de l'institut. L'annonce n'était visiblement attendue de personne, ou presque, dans la filière. « Surprise généralisée autour de moi, dans mon entreprise, comme parmi les collègues d'autres entreprises », témoigne Tristan Kamin, ingénieur en sûreté nucléaire. « A peu près personne n'a d'avis tranché sur le sujet... Ni même ne prétend pouvoir en avoir un ! », confie-t-il.
Une approche duale
La France, comme d'autres pays dont la Finlande, a privilégié au début des années 2000 une approche duale pour assurer la sûreté de ses installations nucléaires. La procédure se déroule ainsi : si EDF souhaite faire une demande de dérogation ou obtenir une autorisation, il saisit l'ASN, le gendarme du nucléaire. Celui-ci se tourne alors vers l'IRSN, qui se charge de réaliser l'analyse technique liée à cette demande.
« L'IRSN met en marche sa machine d'experts pour rendre un avis dans des délais négociés avec l'ASN. L'IRSN rend ensuite son avis de manière indépendante à l'ASN et le publie sur son site en parallèle », détaille Philippe Bourachot. « L'ASN prend sa décision au regard de cet avis technique, mais va aussi prendre en compte des enjeux politiques, financiers, industriels et nationaux. Elle a une vision beaucoup plus large », expose-t-il. Si un avis technique de l'IRSN diverge d'une décision prise par l'ASN, le public peut s'en rendre compte en consultant en ligne les avis des deux organismes.
Une décision « très positive » selon l'ASN
Objectif affiché de cette réforme ?« Conforter l'indépendance et les moyens de l'Autorité de sûreté nucléaire ». Le communiqué de presse précise ainsi que cette évolution conduira à « fluidifier les processus d'examen technique et de prise de décision de l'ASN pour répondre au volume croissant d'activités lié à la relance de la filière nucléaire souhaitée par le gouvernement ». Autrement dit, d'accélérer l'instruction des dossiers pour la construction des six nouveaux réacteurs de type EPR 2.
L'ASN, qui précise avoir été associée à ce projet de réforme, juge cette décision « très positive ». Le gendarme du nucléaire estime que cela contribuera à « renforcer l'efficacité du contrôle indépendant de la sûreté et de la radioprotection ». « Elle permettra (...) de fluidifier le processus de décision de l'ASN, tout en conservant, en interne, une phase d'expertise réalisée par les services, puis une phase de décision du ressort du collège des commissaires », explique l'autorité, qui pointe également la possibilité d'être "au même niveau" que "ses principaux homologues", notamment du régulateur nucléaire aux Etats-Unis.
« Une grave régression »
Yves Marignac, expert au sein de l'association Negawatt, opposée à la relance du nucléaire, n'est pas du même avis. « En renonçant au garde-fou d'une séparation entre expertise et contrôle, le gouvernement annonce sans aucune concertation une grave régression de la gouvernance de la sûreté », déplore-t-il sur Twitter.
« En quoi une telle fusion renforcera le contrôle de la sûreté ? Nous pensons que c'est le contraire », s'inquiète également Philippe Bourachot. « Aujourd'hui, le fait d'être totalement indépendant de l'autorité de sûreté permet à l'expert technique de rendre son avis sans aucune pression. Demain, si on fusionne, le risque c'est que le gendarme du nucléaire puisse influencer l'avis technique. Cette indépendance est le fondement de notre efficacité et du niveau de sûreté nucléaire de la France, reconnu à l'international. En pleine période de relance nucléaire, le gouvernement donne le signe que la sûreté nucléaire doit être sacrifiée afin que des délais soient tenus. Cela pose question », poursuit-il.
La tenue des délais au détriment de la sûreté ?
Même son de cloche du côté de la CFDT. « Le gouvernement souhaite accélérer le processus d'autorisation de construction des centrales. Est-ce qu'on est à quelques mois près pour une installation qui va durer 60 ans ?, » pointe François Jeffroy. « L'industrie du nucléaire travaille sur le long terme, nous avons besoin des garanties pour lever tous les doutes. En allant vite, on fait mal les choses », prévient-il.
« Cette réforme, ce qu'elle vise, c'est de mettre au pas des experts indépendants, dénonce encore François Jeffroy. Le gouvernement veut s'assurer que cette indépendance ne posera pas de problème pour démarrer les réacteurs au plus vite ».
En 2014, un rapport de la Cour des Comptes, portant sur l'activité de l'IRSN entre 2007 et 2012, estimait déjà que « la fusion des deux organismes constituerait une réponse inappropriée » aux marges de progression de la sûreté nucléaire.
La recherche et l'expertise scindées
Les inquiétudes portent également sur la séparation des activités de recherche et d'expertise de l'institut. Les salariés de l'IRSN redoutent, en effet, que ses équipes en charge de l'expertise rejoignent l'ASN, que celles dédiées à la recherche intègrent le CEA et qu'une dernière partie se fonde au sein du DSND.
« La recherche et l'expertise se nourrissent mutuellement. Le développement d'un programme de recherche va étayer des connaissances qui serviront à l'expertise et inversement », explique-t-on au sein de l'organisme basé à Fontenay aux Roses (Hauts de Seine).
« Confier la recherche en sûreté nucléaire aux chercheurs [du CEA, ndlr] qui sont chargés de la promotion du nucléaire risque de brouiller les cartes », prévient François Jeffroy.
Une assemblée générale le 14 février
Contactés par la rédaction, ni l'IRSN, ni le CEA, ni EDF n'ont souhaité faire de commentaire sur ce projet de réforme. Les dirigeants de l'ASN, de l'IRSN et du CEA disposent, eux, de trois semaines tout au plus pour proposer à la ministre de la Transition énergétique « une méthode de travail permettant de mettre en œuvre ces orientations ». Un délai extrêmement serré qui laisse penser aux syndicats que « toutes les décisions ont déjà été prises ».
Farouchement opposée à cette réforme, l'intersyndicale organise une assemblée générale le 14 février prochain, après la tenue d'un Comité social et économique extraordinaire. D'ici là, les syndicats prévoient d'alerter les députés et les représentants de la société civile des conséquences de ce projet.
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