Coup de tonnerre dans le monde de la distribution. Couche-Tard, groupe québécois de convenience store - des supérettes adossées à des stations service appelées « dépanneurs » au Québec - vient de faire part de sa volonté de racheter Carrefour, numéro un français de la distribution alimentaire et septième groupe mondial. Une annonce à caractère amical qui a pris de court tout le monde, y compris les experts du secteur. Carrefour n'a pas rejeté d'emblée cette offre faite sur la base de 20 euros par action qui valoriserait l'enseigne française à 16 milliards d'euros (hors dette).
Dans une note interne consultée par l'AFP, la direction du groupe dirigé par Alexandre Bompard déclare qu'elle va « examiner le projet qui lui est soumis par Alimentation Couche-Tard ». Elle ajoute que cette approche est la preuve du « bien-fondé de la transformation lancée il y a trois ans », et que le groupe va « pouvoir envisager de participer à des opérations de consolidation si les conditions de marché sont réunies ». Pourtant, les synergies entre les deux enseignes ne sautent pas aux yeux : les formats, les assortiments et la supply chain sont différents. C'est d'ailleurs l'avis de l'analyste James Grzinic de la banque d'investissement américaine Jefferies, pour qui la nouvelle entité ne pourrait pas jumeler des activités, fermer ou regrouper des magasins. Un argument qui peut être inversé et utilisé dans le sens du rapprochement franco-canadien. En cas de fusion, le risque de position dominante serait inexistant sur le marché français où Couche-tard n'est pas présent. D'éventuelles économies d'échelle dans l'achat de carburant ne suffisent pas à bâtir une stratégie.
Avec ses 12 300 magasins dans plus de 30 pays, dont une grande partie d'hypermarchés, pour un chiffre d'affaires de 80,7 milliards d'euros en 2019, Carrefour pèse deux fois plus en termes de vente et il est plus diversifié géographiquement que Couche-Tard, dont les deux tiers du business sont faits sur la vente de carburant, où les marges sont très faibles. Ce qui n'empêche pas le québécois d'être rentable avec 2,4 milliards de dollars américains (1,97 Md€) de bénéfices en 2019 pour un chiffre d'affaires de 54 milliards de dollars (44,4 Md€). Et l'enseigne de Laval (Québec) affiche une capitalisation de 29,7 milliards d'euros à la Bourse de Toronto, soit près de deux fois celle de Carrefour (13,4 milliards d'euros vendredi 15 janvier, après que l'action ait bondi de 13,7 % suite à l'annonce à 17,54 € avant de retomber à 16,45 €). « Cette capitalisation du Québécois est étonnamment élevée, si on considère que le taux de marge sur le carburant est microscopique » s'étonne un spécialiste du retail qui préfère rester anonyme.
La fin d'une époque
Pour lui, le fait que cette offre ne soit pas considérée comme ridicule par Carrefour traduit une inversion des modèles. « L'hypermarché a longtemps été le mâle dominant du troupeau. Aujourd'hui, ce sont les magasins de proximité qui ont le vent en poupe. Quelques mois après la sortie piteuse d'Auchan et Carrefour de Chine et du plan social d'Auchan (517 emplois nets supprimés via un plan de départs volontaires NdA), cette annonce symbolise la fin d'une époque ». Un communicant qui connaît bien le dossier (mais qui ne souhaite pas non plus être nommé, illustration de la puissance de Carrefour dans les milieux d'affaires) n'est lui pas étonné de cette offre du groupe québécois : « Carrefour, qui possède une empreinte mondiale et qui a mené à bien son programme de transformation, aurait dû être réévalué par les marchés. Cela n'a pas eu lieu et le groupe est devenu une cible potentielle ».
Du côté des actionnaires de Carrefour, l'offensive de l'enseigne canadienne au drôle de nom pourrait être accueillie favorablement. Selon l'expert du marché déjà cité, « Bompard (pdg du groupe) est là depuis quelques années et ça ne lui déplairait pas de sortir par le haut pour continuer sa carrière ailleurs, peut-être en politique. La famille Moulin (actionnaires de référence de Carrefour avec 12 % du capital), qui possède les Galeries Lafayette, a été durement touchée par la crise sanitaire et aimerait récupérer ses billes pour sortir en limitant les dégâts ». Le pdg de LVMH Bernard Arnault, deuxième actionnaire avec 6 % du capital, a lui investi plus d'un milliard et demi d'euros de son argent personnel dans une valeur qui n'a cessé de baisser et ne cache pas sa volonté de vendre ses parts dès que possible.
Le "non" de Bruno le Maire et les syndicats de Carrefour en alerte
Politiquement et socialement, c'est une autre histoire. Le rachat éventuel du premier employeur privé français (105 000 salariés dans 5424 magasins) est un sujet sensible. Depuis l'adoption en mai 2019 de la loi Pacte, l'État peut refuser d'autoriser ce genre d'opération. Le Ministre de l'Économie Bruno Le Maire s'est d'ailleurs dit « a priori défavorable » au rapprochement. Sa collègue Elisabeth Borne, Ministre du Travail, a enfoncé le clou : « je suis favorable à ce qu'il n'y ait pas de remise en cause de l'actionnariat actuel de Carrefour pour qu'il puisse poursuivre sa stratégie, donc opposée à un rachat ». Ce vendredi matin, Bruno Le Maire a durci le ton en déclarant : « ma position, c'est un non courtois, mais clair et définitif. La sécurité alimentaire est stratégique pour notre pays et donc on ne cède pas l'un des grands distributeurs français ». Les deux ministres mettent en avant la sécurité alimentaire, particulièrement en cette période de pandémie. Le patron de Bercy a néanmoins menacé de recourir à la nouvelle rédaction du décret protégeant les investissement stratégique, étendu à sa demande à la sécurité alimentaire. Invoquer ce sujet en temps de Covid-19 est politiquement populaire, mais dans les milieux d'affaires, plus internationalistes, la position du ministre interpelle, car les entreprises françaises aussi achètent des concurrents étrangers dans de nombreux secteurs.
L'argument est jugé « ridicule » par le communicant proche de l'acquéreur : « l'approvisionnement en denrées alimentaires, c'est un problème de producteur, pas de distributeur ». Les syndicats de Carrefour, eux, ne semblent pas rassurés par l'offre du Québécois. Cité par l'AFP, Thierry Babot, délégué national CFDT Carrefour hypermarchés, s'interroge : « on va rester vigilants. Qu'est-ce que cette entreprise veut faire? Un vrai projet à long terme ou juste une opération financière ? ». FO, syndicat majoritaire, « s'inquiète des conséquences sociales induites par l'offre de rachat par l'entreprise québécoise Couche-Tard » et estime qu'un « tel rapprochement apparaît, en l'état, comme une opération financière au profit des seuls actionnaires ».
Ils n'ont sans doute pas tort d'être vigilants : Couche-Tard a fermé plusieurs magasins québécois dont les salariés cherchaient à se syndiquer. Quelle est la probabilité que ce rapprochement singulier aboutisse ? Assez faible selon Amélie Poulain, avocate au cabinet Cornet Vincent Ségurel et spécialisée dans le droit de la distribution : « je n'y crois pas trop. Carrefour est engagé dans un mouvement de partenariat avec des petits producteurs et des PME, une stratégie encouragée par le gouvernement. Si cette politique était mises à mal par un acteur canadien de culture anglo-saxonne, ça risquerait de poser problème ». « Les grandes manoeuvres dans la distribution ont commencé. Il va falloir que chaque acteur se mette à l'abri » prophétise le communicant. Fusionner pour devenir une entité pesant 125 Md€ de chiffre d'affaires et 45 milliards de valorisation boursière pourrait être dans l'intérêt des deux parties. Atteindre cette taille les mettrait (peut-être) à l'abri du plus féroce prédateur de cet écosystème du retail : Amazon.
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Les enseignes françaises, proies potentielles
Face aux géants de la distribution mondiaux, les retailers français sont des nains. Leurs niveaux très modestes de capitalisation boursière en font des proies potentielles pour les Amazon ou Alibaba. La société d'études américaines Global Data vient d'éditer son Top 25 des retailers. Sans surprise, Amazon est largement en tête avec une capitalisation au 30 septembre 2020 de 1577 milliards de dollars (1303 Md€), un chiffre multiplié par 10 en 10 ans, même si les services cloud représentent toujours la plus grande partie des revenus de la société de Jeff Bezos. Numéro deux : un autre géant du e-commerce, le chinois Alibaba avec 795 Md$. Premier distributeur physique : l'américain Wal-Mat avec 396 Md$. Le canadien Couche-Tard, candidat déclaré au rachat de Carrefour, est 18 ème avec une capitalisation boursière de 38 Md$ (31 Md€). Et les Français ? Kering occupe la 11 ème place et c'est le seul français de cette liste. Ni Carrefour, ni Casino (Auchan et Leclerc ne sont pas cotés) dans l'alimentaire, pas plus que Fnac Darty et Galeries Lafayette pour le non alimentaire n'apparaissent dans le Top 25 de Global Data.
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