L'« avion-bashing » est à la mode. Cette tendance à accuser le secteur aérien de nombreux maux (bruit, pollution, vecteur du tourisme de masse) est souvent le fait de jeunes militants d'une économie décroissante, à l'image de la suédoise Greta Thunberg qui a popularisé le "flygskam" ou honte de prendre l'avion. « Cette Génération Climat a accès aux informations et réclame la mise en œuvre de l'Accord de Paris (contenir le réchauffement climatique au-dessous de 2 degrés) » estime Karima Delli, députée européenne écologiste, présidente de la commission des transports et du tourisme lors d'un débat au Paris Air Forum 2020 à l'invitation de La Tribune.
Si elle reconnaît que le transport aérien n'est responsable que de 2 à 4 % des émissions globales de dioxyde de carbone (CO2), elle estime aussi qu'il faut raisonner en valeur absolue et comptabiliser le « hors CO2 », comme l'oxyde d'azote (NOx) qui provoque les traînées blanches de condensation accentuant l'effet de serre. Sans oublier une croissance du transport aérien multiplié par dix depuis les années 70 et son cortège d'excès genre week-end à Barcelone, encouragés par les tarifs très bas des compagnies low cost.
Bertrand Piccard, président de la Fondation Solar Impulse, a réalisé le premier tour du monde dans un aéronef propulsé à l'énergie solaire et il est lui aussi très impliqué dans la cause écologiste. Mais sa vision de l'industrie aéronautique est différente : « longtemps, les compagnies aériennes ont combattu l'idée de compenser leurs émissions. Aujourd'hui, c'est un des secteurs qui fait le plus d'effort. Par exemple, tous les vols intérieurs d'Air France sont compensés sur le plan du CO2 (grâce à une contribution à des projets certifiés EcoAct NdR), et ce sans obligation légale ». L'aventurier rappelle aussi que la crise sanitaire a mis des millions de personnes au chômage et causé la faillite de milliers d'entreprises. Accabler un secteur qui représente 1,1 million d'emplois directs et indirects en France et 4,3 % du PIB est selon lui "irresponsable".
Taxe kérosène et trains de nuit
Les avancées technologiques (agro-carburants, moteurs plus efficients, avions plus légers) et sociétaux (compensation) sont réelles mais pas suffisantes selon Karima Delli pour qui « l'augmentation du nombre de vols annule ces améliorations ». La députée européenne propose de ralentir la croissance des vols (ce que le Covid a parfaitement réussi depuis février) en remplaçant l'avion par le train sur les trajets inférieurs à 4H30 et non 2H30, la tranche horaire imposée par le gouvernement à Air France en échange de son soutien financier. Elle préconise également le retour des trains de nuit à l'échelle européenne et réclame le remplacement des flottes actuelles par des modèles récents qui consomment 20 à 30 % de carburant en moins. Autres propositions : l'interdiction de s'approvisionner moins cher en kérosène dans un autre pays et l'application rapide du ciel unique européen pour mieux organiser les flux, un projet lancé en 1999 mais toujours pas mis en place.
Bertrand Piccard répond par une question : « pourquoi accabler l'aérien alors qu'on aide les constructeurs automobiles qui fabriquent des SUV lourds et polluants qui seront interdits dans 10 ans, comme ce devrait être le cas au Royaume-Uni ? ». Karima Delli rétorque que « l'essence et le diesel sont taxés, le kérosène non. Une taxe kérosène est une mesure de justice sociale et fiscale ». Cette contribution de 0,33 € par litre pourrait rapporter selon elle environ 30 milliards d'euros à l'Union Européenne mais augmenterait le prix du billet d'avion de 10 %. Ce qui mettrait encore plus en danger une industrie déjà durement frappée par la baisse drastique du nombre de passagers.
L'avion, transport de masse ou de l'élite ?
L'autre débat de fond entre les deux défenseurs de l'environnement concerne la nature même de l'aviation commerciale. Pour Karima Delli, « ce n'est pas un transport de masse : 40 % des Français n'ont jamais pris l'avion, seuls 15 % sont des voyageurs réguliers ». Bertrand Piccard, lui, ne considère pas que l'avion soit réservé à une élite : « les activités de chaque composante d'une société tolérante doivent être acceptées ou régulées et améliorées ». Quant à l'avenir de l'aérien, le promoteur de l'avion propre prédit l'arrivée d'innovations capables de changer la donne, comme le kérosène synthétique et l'hydrogène produit par les énergies solaires et éoliennes. « Les gens qui pensent qu'il est impossible de faire voler un avion propre dans un futur proche seront dans quelques années considérés comme aussi stupides que ceux qui juraient que l'avion des frères Wright ne pourrait jamais quitter le sol » martèle le psychiatre et aéronaute suisse. De son côté, la députée européenne préfère l'action immédiate aux plans sur la comète : « l'avion à hydrogène, c'est dans vingt ans. Que fait-on en attendant ? ». Pour elle, il faut ramener l'aviation dans la trajectoire de transition écologique du Green Deal européen avec des normes plus contraignantes. Un point d'accord avec Bertrand Piccard pour qui « la réglementation est trop laxiste. Chaque passager doit compenser sa pollution ».
--
Sujets les + commentés