« Le modèle social low cost va bouleverser le transport maritime transmanche et la concurrence » (Jean-Marc Roué, Brittany Ferries)

ENTRETIEN. Brittany Ferries a confirmé la réouverture le 26 mars de l’ensemble de ses lignes et la mise en service de toute sa flotte. Après deux ans de crise sanitaire, plus l’impact du Brexit, qui ont failli la couler, la compagnie maritime transmanche a été sauvée grâce aux aides de l’État et de la région Bretagne. La reprise de pleine activité s’accompagne du renforcement des liaisons France-Irlande, de l’intégration dans la flotte du Salamanca, premier navire fonctionnant au GNL, et de la montée en puissance du fret. Jean-Marc Roué, son président vient de donner son « Go » à l’autoroute ferroviaire Cherbourg-Bayonne et dresse les contours du trafic transmanche à cinq ans.
L’année 2022 sera un peu déprimée mais en phase de reconquête. Nous pensons pouvoir transporter 2,1 millions de passagers contre 752 102 en 2020, avec le projet de retrouver notre niveau initial de 2,4-2,5 millions de passagers en 2023.
"L’année 2022 sera un peu déprimée mais en phase de reconquête. Nous pensons pouvoir transporter 2,1 millions de passagers contre 752 102 en 2020, avec le projet de retrouver notre niveau initial de 2,4-2,5 millions de passagers en 2023." (Crédits : Brittany Ferries)

LA TRIBUNE - Après deux années de crise qui se sont soldées par une chute de moitié du chiffre d'affaires (202,4 millions d'euros en 2021 contre 469 en 2019), les navires Bretagne et Barfleur reprendront leurs liaisons Saint-Malo-Portsmouth et Cherbourg-Pole le 26 mars. Vous rouvrez la ligne historique Roscoff-Plymouth et renforcez les liaisons France-Irlande. Cette reprise d'activité signe-t-elle la résilience de Brittany Ferries ?

JEAN-MARC ROUÉ - L'ensemble de la flotte et toutes nos lignes longues vont repartir. Les mesures sanitaires sont levées et, en prévision des futures réouvertures, nous enregistrons des réservations et recommençons à rentrer du chiffre d'affaires sur le trafic passagers, à côté d'un fret puissant.

C'est une très bonne nouvelle pour l'ensemble de la compagnie et des salariés car Brittany Ferries a failli disparaître. La compagnie a été résiliente pendant deux ans, elle revient, avec deux navires neufs, la Galicia et le Salamanca, premier navire au gaz naturel liquéfié (GNL), dans le match de la compétitivité

Vous avez eu recours au chômage partiel. La compagnie a aussi bénéficié d'un prêt garanti par l'État de 117 millions d'euros, d'une exonération des cotisations salariales (net wage) et reçu une subvention de 45 millions d'euros de l'État : la pérennité de l'entreprise est-elle assurée ?

L'entreprise est consolidée, le spectre de la cessation n'existe plus. La subvention de 45 millions d'euros s'est accompagnée de la confirmation d'un abandon de créance de 10 millions d'euros auprès de l'Ademe (Ndlr : installation d'épurateurs de gaz d'échappement sur six navires) et d'une aide de 6 millions d'euros de la Région Bretagne.

Ces 61 millions d'euros, qui viennent compenser l'impact de 220 millions d'euros de pertes subies durant la crise de la Covid-19, reconnaissent le modèle économique de Brittany Ferries et ont changé la donne. Le recours au chômage partiel est arrêté, mais l'Activité partielle longue durée (APLD) prend le relais sur trois périodes de basses saisons (2022-23, 2023-24, 2024-25). Le net wage (exonération des charges patronales sur les salaires) est obtenu pour l'ensemble des salaires de notre personnel navigant français pour 4 années jusqu'en 2024.

La dette est-elle épongée ?

Une partie des pertes est épongée. Nous disposions de 165 millions d'euros de capitaux propres avant la crise sanitaire contre 40 millions d'euros en 2021. Brittany Ferries affiche une dette complémentaire de 122 millions d'euros (117 millions de PGE + 5 millions de prêt BPI Atout), qui sera remboursée à partir de juin sur huit ans.

Quelles sont vos perspectives sur 2022 ? Et votre feuille de route à cinq ans ?

Nous anticipons un projet de budget à l'équilibre dès 2022, qui prend en compte une économie annuelle d'exploitation de la flotte de 10 millions d'euros, via l'APLD et des mesures internes sur la polyvalence des équipes (Plan Vital).

La feuille de route de Brittany Ferries est dictée par une augmentation obligatoire de la rentabilité et ceci en diversifiant les activités vers un marché européen et en diminuant  son exposition à la Livre britannique et à ses fluctuations.

La guerre en Ukraine fait flamber les prix de l'énergie (pétrole, électricité, gaz). Cela pèse-t-il sur vos comptes ?

Le prix du carburant n'a pas un impact significatif. Notre saison 2022 est couverte car nous prévoyons notre budget à l'avance avec des prix figés pour 65% de notre consommation du printemps et de l'été. Pour 2023, on verra. La réglementation européenne concernant le transport de véhicules permet de reporter la hausse (Bunker additioning fuel) sur les factures des clients fret.

Comment se présente l'activité transmanche du transport de passagers en 2022 ?

L'année 2022 sera un peu déprimée mais en phase de reconquête. Nous pensons pouvoir transporter 2,1 millions de passagers contre 752.102 en 2020, avec le projet de retrouver notre niveau initial de 2.4/2.5 millions de passagers en 2023.

Le marché vers l'Angleterre affiche un recul de 70%. La propagation cet hiver du variant Omicron et les restrictions aux frontières en France et en Angleterre ont porté un coup d'arrêt à nos réservations (trois mois à l'avance) vers le Royaume-Uni. S'ajoute à cela l'obligation, liée au Brexit, pour un ressortissant français de détenir un passeport.

Sur un exercice comptable courant de novembre à mi-mai, nous avions enregistré 70.000 passagers en groupes (voyages scolaires notamment) en 2019. Sur l'exercice 2022, ce sera 2.000.

80% de notre clientèle est britannique. Les réservations vers la France accusent une baisse de 20%. Brittany Ferries ouvrant ses lignes fin mars, les clients se sont peut-être reportés sur nos concurrents entre Calais et Douvres, dont les rotations ne cessent pas. En revanche, sur nos lignes Angleterre-Espagne, qui ne ferment pas, les réservations sont en hausse de 16%.

Le renforcement des liaisons France-Irlande est un des temps forts de cette saison, pourquoi ?

La demande de la clientèle sur la destination Irlande est croissante pour la saison touristique 2022 (avril/fin octobre). En 2020, nous devions doubler le nombre de rotations au départ de Roscoff vers Cork (ligne la plus courte vers l'Irlande au départ de France). Ce sera effectif cette année avec deux allers-retours par semaine, assurés par le Pont-Aven et l'Armorique. Avec la route maritime Cherbourg-Rosslare, Brittany Ferries offre globalement aux voyageurs la possibilité d'effectuer un séjour sur une durée de quatre à sept jours ou plus. Le marché est dynamique. Notre objectif est d'accueillir 100.000 passagers en 2022, ce qui représenterait 30% de croissance par rapport à 2021.

Sur le transport de véhicules industriels, l'impact du Brexit a-t-il été absorbé ?

L'impact du Brexit est dépassé. Après l'année du Covid, la première année du Brexit a vu l'activité fret baisser de 1%. Sur les trois premiers mois de l'année, le recul en nombre de véhicules industriels se situe à -15% pour l'ensemble du marché de Roscoff à Dunkerque par rapport à 2019. La ligne Ouistreham-Portsmouth fait mieux.

Cette saison est aussi marquée par l'intégration dans la flotte du Hola ! Salamanca sur la ligne Portsmouth-Bilbao le 27 mars. Ce premier navire fonctionnant au GNL symbolise votre engagement dans la transition énergétique ?

Des navires plus écologiques sont essentiels pour l'avenir de la compagnie, tant du point de vue des exigences réglementaires anticipées que des attentes des voyageurs. Le Salamanca, notre premier navire au gaz naturel liquéfié, opérera également une fois par semaine entre Portsmouth et Cherbourg. Dans le cadre du renouvellement de notre flotte, trois nouveaux navires également plus vertueux, dont deux navires GNL-hybrides livrables en 2024, auront rejoint le Salamanca à l'horizon 2025. Notre ambition est de baisser l'empreinte carbone de nos lignes. Avec une flotte de trois E-Flexer en 2023, la Brittany Ferries réduira de 46% ses émissions de CO2 par passager.

Brittany Ferries adapte aussi son modèle dans l'activité fret. Après des négociations intenses, vous avez finalement confirmé le « Go » à l'autoroute ferroviaire Cherbourg-Bayonne ?

Notre modèle économique s'adapte en permanence et se diversifie. Une nouvelle ligne de fret reliant Cherbourg à Rosslare en Irlande est opérationnelle depuis mars 2021.

A partir de 2024, nous opérerons un service de ferroutage entre Cherbourg et le centre européen de Fret Bayonne/Mouguerre (970 km), pour acheminer une partie des flux anglo-ibériques de remorques de fret. Un accord-cadre a été trouvé avec SNCF Réseau conformément aux souhaits de Brittany Ferries. L'objectif de cette activité multimodale, proposée aux transporteurs routiers et de logisticiens, est de transférer du bitume au rail quelque 20.000 remorques non accompagnées par an.

L'investissement se situe à 10 millions d'euros pour le matériel roulant et 7 millions d'euros pour la gare multimodale de Mouguerre. Les 7 millions d'euros pour celle de Cherbourg sont financés par Ports de Normandie.

Votre plan de relance est soutenu par l'armateur français, CMA CGM. Fait-il lui aussi un pari technologique ?

CMA CGM n'est plus seulement un transporteur de container mais devient un logisticien. L'entreprise investit 25 millions d'euros d'argent frais, en souscrivant pour 10 millions d'euros d'obligations convertibles de Brittany Ferries et en nous prêtant 15 millions remboursables après cinq à huit ans. Ce partenariat commercial inédit favorisera l'utilisation des espaces de fret disponibles à bord des navires de Brittany Ferries desservant le Royaume-Uni, l'Irlande et la péninsule ibérique. Nous croiserons aussi les pratiques dans l'usage du GNL comme carburant, en termes de formation des équipages français et des procédures de sécurité.

Quel est le surcoût carbone de Brittany Ferries ? Comment vous positionnez-vous sur la question de l'inclusion du maritime dans le système européen ETS d'échanges de quotas d'émissions carbone (en cours de préparation) ?

Nous n'avons pas de surcoût. On rentre du GNL et l'on filtre nos carburants fuel. On utilise des technologies novatrices. Il n'y a pas d'impact sur le coût du carbone.

Je comprends les ambitions de l'Union européenne en matière d'environnement mais un tel projet conduira à un moindre contrôle des émissions carbone des bateaux non-européens et un possible transfert de sièges de Rotterdam à Singapour. Une telle mesure régionale ne va s'appliquer qu'aux armements européens et détruira les emplois des marins européens. Ce serait contre-productif. Dans le maritime, les mesures de trading ne peuvent être que mondiales.

Vous êtes un ardent défenseur du pavillon français. Brittany Ferries emploie 1.600 navigants français sur 2.474 salariés. Comment analysez-vous le licenciement de 800 marins britanniques chez P&O afin de les remplacer par des Colombiens et des intérimaires ?

Les actionnaires de P&O annoncent un plan de reconquête qui passe par des économies très fortes sur le coût des équipages en exploitant au maximum les capacités autorisées par l'Europe.

Ce modèle économique de low cost social existe déjà chez Irish Ferries qui s'est installée à Calais en juin 2021. Il faut s'attendre à un bouleversement du transport transmanche et de la concurrence. Le coût social dans les livres de compte publiés est de 40% inférieur à celui du pavillon français.

La décision de P&O de réduire ses coûts salariaux préfigure une prochaine bataille tarifaire sur le détroit du Pas-de-Calais et des effets calamiteux sur le pavillon français et ses marins au-delà de la période de trois ans du dispositif net wage.

Dans le cadre de la présidence française de l'UE, j'aurais souhaité que la France engage une discussion sur la protection de l'espace maritime. Contre le cabotage low cost et l'utilisation de marins non-européens, l'Europe n'est pas protégée.

Vous avez été nommé consul honoraire d'Irlande en Bretagne. Il n'y en avait pas auparavant. Quel rôle allez-vous jouer ?

Cette mission bénévole est double. Il s'agit d'une part de porter assistance aux ressortissants irlandais qui ont besoin d'un secours, de papiers d'identité ou d'un rapatriement. Cela induit aussi de réunir les armateurs de services maritimes RoRo sur la question des réfugiés ukrainiens. Je suis aussi là pour contribuer au développement des relations économiques et commerciales, universitaires, culturelles entre la République d'Irlande et la Bretagne. Au printemps, je réunirai différents acteurs avec la chambre de commerce franco-irlandaise. Le développement des relations est nécessaire. La République d'Irlande fournit l'Europe en jeunes bovins. La majorité des huîtres élevées dans nos parcs ostréicoles naissent en Irlande.

Une antenne du consulat d'Irlande va être installée à Roscoff. Avec le Brexit, la terre la plus proche entre l'Irlande et l'Union européenne est la Bretagne.

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