
LA TRIBUNE - Qu'est-ce que le « jour du dépassement » ?
ARNAUD GAUFFIER - C'est le jour virtuel à partir duquel l'humanité a épuisé toutes les ressources renouvelables que les écosystèmes peuvent lui fournir, et à partir duquel elle a libéré plus de gaz à effet de serre que ce que les écosystèmes sont capables de compenser. Concrètement, cela signifie que, dès ce 29 juillet, tout le dioxyde de carbone (CO2) émis jusqu'à la fin de l'année va s'accumuler dans l'atmosphère. Pour le dire simplement, on a coupé plus de forêts, pêché plus de poissons, consommé plus de terres agricoles, que ce que la Terre est capable de régénérer en une année. A partir d'aujourd'hui, on commence, en quelque sorte, à taper dans les stocks de la planète.
Cette date est calculée en croisant l'empreinte écologique des activités humaines (la surface terrestre et maritime nécessaire pour produire les ressources consommées et pour absorber les déchets de la population) et la « biocapacité » de la Terre, c'est-à-dire la capacité des écosystèmes à se régénérer et à absorber les déchets produits par l'Homme, notamment la séquestration du CO2.
Cette année, le jour du dépassement est presque revenu au niveau de 2019, après avoir été momentanément repoussé en 2020 du fait du recul de la consommation lié aux restrictions imposées par la pandémie de Covid-19. Le WWF France appelait il y a un an à saisir l'opportunité d'une relance verte : force est de constater que cette occasion a été manquée au niveau mondial. Sur les 16.000 milliards dollars investis sur plans de relance, 2% sont allés vers les énergies renouvelables et la transition écologique. Finalement, la forte baisse en 2020 n'était qu'un accident. On constate que la relance verte n'a pas eu lieu. De façon imagée, il faudrait cette année 1,7 Terre pour subvenir aux besoins de la population mondiale de façon durable.
Vous avez choisi, cette année, de vous concentrer sur l'impact des forêts sur la date de ce « jour du dépassement ». En quoi sont-elles si importantes ?
L'avancement du jour du dépassement est certes dû au fait qu'on brûle des énergies fossiles, mais trouve aussi sa source dans la diminution de la biocapacité forestière mondiale. Car la santé des forêts est directement liée à la capacité des écosystèmes à fournir des services et à stocker du carbone. Mises à mal par la déforestation et leur dégradation, elles ne peuvent plus jouer leur rôle de puits de carbone, essentiel pour capter une partie des émissions de gaz à effet de serre.
Ainsi, en Amazonie, le taux de déforestation au premier trimestre 2021 est de 17% supérieur à ce qu'il était l'année dernière sur la même période. Et ce n'est pas dû à une baisse en 2020 du fait du Covid, puisque celle-ci n'a pas eu lieu : il n'y a eu aucune trêve pour la forêt pendant la crise sanitaire. Rien qu'au Brésil, 1,1 million d'hectares de forêts ont été détruits en 2020, un record depuis 2008. Et pour la troisième année consécutive, la forêt perdra environ 10.000 km², soit 60 % de plus que la moyenne de la décennie précédant l'arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro. Des indications de la communauté scientifique sont très inquiétantes, et affirment que l'Amazonie s'est transformée, de puits de carbone, à source de carbone. C'est-à-dire qu'elle émet plus de CO2 qu'elle en absorbe. On approche dangereusement de ce fameux point de bascule où l'Amazonie va s'assécher et se transformer en savane.
A quoi est-ce dû ?
Il y a des raisons conjoncturelles, comme la politique du président brésilien Jair Bolsonaro, qui démantèle des agences de surveillance de la forêt, qui se retrouvent incapables de surveiller la forêt.
Il existe aussi des causes structurelles, bien plus profondes. Notamment le fait qu'on a besoin de plus en plus de surface pour cultiver, par exemple, du soja. Celui-ci est exporté directement en Chine, mais aussi beaucoup en Europe, afin de nourrir les nombreux animaux d'élevage. Par nos modes de consommation et de production, l'Union européenne est la deuxième responsable de déforestation importée au niveau mondial.
Comment peut-on freiner ce processus ?
Au Brésil, par exemple, plusieurs ONG sont fortement mobilisées pour faire en sorte que le contexte politique change. Mais la situation sur place est extrêmement complexe, on avance sur des oeufs. De manière générale, toutes les ingérences étrangères dans la politique brésilienne hérissent le gouvernement de Bolsonaro au plus haut point, ce qui tend la situation.
Nous pouvons aussi jouer un rôle au niveau européen. Une opportunité inédite se présente puisque la Commission européenne devrait présenter en septembre prochain un projet de législation visant à empêcher la mise sur le marché de produits issus de la déforestation. Cela ne veut pas forcément dire qu'il ne faut plus du tout importer de soja, mais qu'il faut se donner les moyens de vérifier qu'il n'a pas contribué à déforestation. Ce sera l'objet de beaucoup de discussions au sein du Conseil et entre les Etats-membres. Certains pays européens pas toujours vertueux sur la gestion des forêts pourraient appuyer sur le frein, de peur qu'on impose aux Européens ce qui s'applique aux produits importés.
Mais il est nécessaire d'avancer sur ce sujet. Certes, une réglementation a bien été mise en place il y a quinze ans, le Flegt (Forest Law Enforcement, Governance and Trade en anglais, ou « Programme pour l'application des règlementations forestières, la gouvernance et les échanges commerciaux », ndlr), mais elle ne fonctionne pas. Son idée est d'interdire l'importation dans l'UE de produits forestiers issus de la déforestation illégale. Mais la plupart des Etats producteurs n'ont pas signé les accords. Il faut désormais plus de contraintes et de contrôle sur place, et faire peser la charge de la preuve sur les entreprises qui importent et utilisent ces matières premières.
Par ailleurs, il existe aussi des certifications privées qui jouent bien leur rôle, mais leur périmètre est encore insuffisant. Par exemple, la FSC (Forest Stewardship Council), créée en 1993, est utile, mais elle certifie à peine 10% des forêts tropicales. Il faut utiliser tous ces leviers-là, mais en allant plus vite.
Quel rôle la France pourrait-elle jouer ?
La France sera sous les feux des projecteurs dans les prochains mois puisqu'elle accueillera le congrès mondial de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) en septembre, puis assurera la présidence de l'Union européenne au premier semestre 2022. Alors qu'Emmanuel Macron s'est engagé à plusieurs reprises à agir contre le fléau de la déforestation, il a désormais l'opportunité de passer des paroles aux actes en soutenant le vote d'une législation ambitieuse.
En parallèle, au niveau national, on dispose théoriquement d'une stratégie nationale de lutte contre la déforestation importée (SNDI) depuis 2018, mais il ne s'est rien passé concrètement depuis, tant les moyens financiers et humains sont faibles. Quant au plan de relance à 150 millions d'euros sur la forêt, il est catastrophique. On s'aperçoit qu'il vise juste à planter des monocultures de pins, d'épicéas, de douglas... et ne laisse aucune place à la biodiversité et à la résilience face aux changements climatiques. C'est un cadeau à la filière bois énergie : la France privilégie un usage industriel de la forêt, en plantant des espèces à fort rendement. Ce n'est pas de cette manière que l'on avancera réellement.
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