
En décembre 2019, la directrice générale d'Air France révélait son ambition de « proposer à tous [ses] clients un voyage neutre en carbone » pour les vols intérieurs dès le mois suivant. Avant qu'EasyJet ne lui emboîte le pas, fier de mettre le cap « vers une aviation décarbonée ». Mais alors que ce mode de transport reste dépendant des énergies fossiles, comment une compagnie peut-elle promettre une telle avancée, sans naviguer à vue ? En l'absence de carburant alternatif ou de flotte électrique, la réponse tient en deux mots : compensation carbone.
Souvent présentée comme une révolution, l'idée n'est pourtant pas nouvelle. En 1997, le protocole de Kyoto l'introduit. Il incite à financer des projets de séquestration des émissions de gaz à effet de serre, pour un montant équivalent aux émissions résiduelles d'une organisation, d'une entreprise ou d'un territoire. L'équation est simple : pour rattraper sa propre pollution, il est possible de subventionner une réduction de pollution ailleurs, en échange de crédits carbone. Par exemple, des projets de plantations d'arbres, qui absorbent du CO2 via la photosynthèse, ou de sauvegarde des forêts quelque part dans le monde.
Plus de vingt ans après, le procédé reste sur le devant de la scène comme solution pour la transition. En témoigne le projet de loi Climat et résilience, examiné la semaine dernière en commission spéciale à l'Assemblée, qui enjoint à rendre « obligatoire, pour tous les opérateurs aériens, la compensation carbone des émissions des vols intérieurs métropolitains [...] avec une compensation de 100% des émissions en 2024 ».
Une mesure elle-même inspirée de l'une des 150 propositions de Convention citoyenne pour le climat. Mais dans une économie carbonée, où plus de 30 milliards de tonnes de CO2 sont relâchées chaque année dans l'atmosphère, est-il vraiment possible de contrebalancer ses émissions ?
La réduction d'abord
De fait, il est possible d'accroître la capacité des puits terrestre à travers des activités de changement d'usage des terres. Par exemple, passer des cultures aux pâturages augmente de 19 % le stock le CO2 dans les sols, des cultures aux plantations de 18 %, et des cultures au forêts secondaires de 53%. Mais si la forêt capte bien du carbone, « il n'y a pas de réaction chimique au sein de l'atmosphère qui permet de l'éliminer », précise Alain Karsenty, économiste et chercheur au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad). C'est donc l'absorption biologique (ou sa dissolution par les océans) qui joue ce rôle.
Cependant, affirme le scientifique, il est impossible d'empêcher la croissance du stock annuel de carbone dans l'atmosphère par des mécanismes de compensation, sans réduction massive des émissions.
Acheter du temps
D'abord, les mécanismes d'élimination du carbone dans l'atmosphère sont complexes, et atteignent parfois jusqu'à des dizaines de milliers d'années. Entraînant un décalage temporel entre les émissions immédiates à compenser, et le temps nécessaire pour que les arbres stockent l'équivalent du carbone émis. « Il s'agit alors d'acheter du temps, dans l'hypothèse que le progrès technique, notamment dans le secteur énergétique, fera baisser le coût des réductions dans le futur », développe Alain Karsenty.
D'autant qu'un phénomène appelé « temps de résidence » réduit l'absorption du carbone par les forêts, au fur et à mesure que nos émissions continuent.
« Plus il y a de CO2 dans l'atmosphère, plus les puits biologiques s'en trouvent déséquilibrés, saturent et deviennent de moins en moins efficaces », fait valoir le chercheur. Ainsi, « +1-1=0 » ne fonctionne pas scientifiquement en la matière. « Il faut sortir de ce système d'équivalence », recommande l'économiste.
Dette carbone
Par ailleurs, personne ne peut savoir si le CO2 émis à un instant « T » sera effectivement stocké dans la biomasse, ou si l'arbre ne sera pas abattu dans les prochaines décennies. En effet, rappelle Alain Karsenty, la neutralisation complète de l'effet climatique de l'émission d'une unité de CO2 implique sa séquestration pour une durée d'un siècle. Mais « on ne connaît pas l'avenir. On crée une dette carbone, alors qu'il faut agir maintenant pour éviter des effets d'emballement climatique », souligne Sylvain Angerand, ingénieur forestier et coordinateur des campagnes à l'association Canopée.
Atteindre un point de basculement, lié à une concentration du CO2 trop élevée, altèrerait encore les puits carbone terrestre et leur capacité à pouvoir le stocker. Avec le changement climatique, les forêts deviennent déjà plus vulnérables aux feux, aux insectes et aux maladies végétales. A cet égard, la séquestration temporaire peut permettre de rester en deçà du seuil dangereux au-delà duquel les dommages du changement climatiques seraient très élevés. « Là encore, il ne s'agit que de retarder le problème », note Alain Karsenty.
Sortir du prisme du puits de CO2
Se pose aussi la question du gisement disponible. Selon le rapport du Giec de 2018, il faudrait planter un milliard d'hectares de forêt afin de limiter le réchauffement à 1,5 °C d'ici à 2050. Mais, en plus des limites évoquées plus haut, les terrains sont limités. Et les réquisitionner peut entraîner des pressions locales de la part des agriculteurs et éleveurs, qui trouvent plus d'utilité aux champs qu'aux forêts. « Les terres ne sont pas vides. Elles sont utilisées pour l'élevage, la culture... Changer leur usage risque de générer des conflits sociaux », explique Sylvain Angerand. Sans compter que la création ou la sauvegarde de forêts augmente le prix du foncier sur place, accroissant la concurrence entre les parcelles.
Un problème d'autant plus grave que les plantations d'arbres peuvent s'avérer « désastreuses pour les sols et le cycle de l'eau ». En effet, pour que ceux-ci absorbent le plus rapidement le carbone émis, les porteurs de projets choisissent souvent des espèces à croissance rapide, comme l'eucalyptus. Mais plus l'arbre grandit vite, plus il pompe de l'eau, entraînant parfois une acidification du sol.
En outre, les grandes monocultures, sélectionnées pour atteindre des économies d'échelle, entraînent des pertes de biodiversité. « Une savane peut être très riche et stocker beaucoup de carbone. Il n'est pas toujours pertinent d'y planter des arbres. Il faut toujours comparer ce que serait devenu l'écosystème sans intervention », préconise Alain Karsenty. Et ne pas voir les forêts que sous un angle carbone. « Elles ont un rôle social, de biodiversité... Nous devons adopter une vision plus large. », abonde Cécile Leuba, chargé de campagne forêts chez Greenpeace France.
Fuite du problème
Conscientes de ces limites, une partie des entreprises financent des actions de protection des forêts primaires, plutôt que de plantation de forêt secondaire. Chez Reforest'action, ce type de projet concentre 40% des activités de compensation. La société identifie les forêts dégradées, puis noue des partenariats avec des entreprises qui souhaitent « mener un projet positif ». Celles-ci subventionnent les travaux, qui seront dirigés par un acteur local.
Cependant, cette solution peut entraîner de nombreux effets pervers, prévient Alain Karsenty. « Pour l'optimisation des forêts, beaucoup de porteurs de projet noircissent le tableau afin de prétendre avoir évité le pire », assure-t-il. Gérald Maradan, président d'EcoAct (qui accompagne les entreprises et les territoires dans la réduction de leur impact carbone), n'est pas d'accord : « On constate toujours en amont sur le terrain un ralentissement de la forêt. Grâce à des auditeurs indépendants, des images satellites, et selon une méthodologie rigoureuse ».
Mais face à des pressions pour la production agricole, le problème persiste. La sauvegarde ne fait que « le déplacer », regrette Alain Karsenty. Il se crée sur le terrain un phénomène de fuite de carbone. « A chaque fois ou presque, on observe une hausse de la déforestation dans les forêts avoisinantes. Il faut bien remplacer la production qu'on n'a plus dans la forêt protégée », explique-t-il. Pour cause, alors que la demande d'huile de palme ou de biocarburants explose, l'exploitation forestière continue.
« Nous ne pouvons pas changer toute notre économie. Nous proposons une solution imparfaite, mais transitoire et probablement nécessaire », se défend Sylvain Hallaire, président de Reforest'action. Même discours chez Ecoact : « On calcule les fuites de carbone. Parfois, on remarque que notre action ne marche pas, qu'il y a des conflits sur le terrain, comme en Ethiopie. Mais ce n'est pas toujours le cas ».
Détourner l'attention du public ?
Pourtant, certaines entreprises continuent de présenter leurs actions de reforestation comme la solution miracle. « Si c'est une manière de se dédouaner, cela est contre-productif. Il faut d'abord absolument éviter les émissions, puis, soit par la technologie ou les changements de pratiques, les réduire. Compenser ne doit arriver qu'en dernier recours », avance Alain Karsenty. Une forme de greenwashing dénoncée par de nombreuses ONG, à l'instar de Greenpeace, qui proteste contre les campagnes de plantation d'arbres d'entreprises « à l'activité climaticide ». « Pour eux, ce n'est qu'une manière de verdir leur image à peu de frais, avec une simplification terrible des enjeux. Cela déresponsabilise le citoyen et détourne son attention », estime Cécile Leuba.
Pour éviter d'être associé à ces pratiques, Reforest'action s'intéresse à trois autres critères, en plus du stock de carbone, avant d'engager un projet. « On regarde l'impact sur la biodiversité en termes d'habitat, l'oxygène rejeté pour la santé des populations, et l'emploi créé », explique Sylvain Hallaire. Insuffisant pour Cécile Leuba, « opposée au principe-même ». « Pour accroître les capacités des écosystèmes naturels à stocker du CO2, il faudrait déjà lutter contre la déforestation, plutôt que de planter des arbres en rangs d'oignon », clame-t-elle. D'autant que celle-ci continue d'emporter des forêts entières. En deux décennies, « presque 100 millions d'hectares » d'étendues d'arbres ont disparu sur la planète, pointe un rapport des Nations-Unies de 2020. Et selon une étude du Carbon Disclosure Projet publiée le 21 mars dernier, seulement 1% des entreprises prend des mesures suffisantes pour s'y attaquer.
Mais Gérald Maradan s'en défend : mieux vaut tenter de compenser que de ne rien faire du tout. « Certaines entreprises font face à des pressions énormes. Elles doivent se réinventer, alors même que les technologies ne sont pas prêtes pour réduire massivement les émissions. » Il l'assure, la méthode de compensation reste transitoire. Peut-être, là encore, pour gagner du temps.
Sujets les + commentés