Eloge de l'hybridation : et si nous nous inspirions de l’eau ?

CHRONIQUE - « Est hybride ce qui est mélangé, hétéroclite, contradictoire. Autrement dit, c’est le mariage improbable, c’est tout ce qui n’entre pas dans nos cases ! » Et si l’hybridation était la grande tendance à venir ? Pour T La Revue, Gabrielle Halpern* analyse les métamorphoses de notre société. (Cette chronique est issue de T La Revue de La Tribune - N°10 "Pourquoi faut-il sauver l'eau?", actuellement en kiosque)
(Crédits : Frédérique Touitou)

L'être humain est un drôle d'animal. Pour survivre dans le vaste monde, disait Emmanuel Kant, la nature ne lui a donné ni les cornes du taureau, ni les griffes du lion, ni les crocs du chien, ni les ailes de l'oiseau, mais seulement les mains et la raison. Qu'à cela ne tienne, loin de nous laisser déborder par ce qui nous entoure, nous avons développé grâce à cette dernière une stratégie implacable nous permettant de tout maîtriser... Depuis des siècles, en effet, notre bonne vieille rationalité a transformé notre cerveau en usine de production massive de cases dans lesquelles nous enfermons la réalité, non sans l'avoir préalablement découpée, triée et classée. En rangeant systématiquement dans des cases tout ce et tous ceux qui se trouvent autour de nous, nous pensons avoir un pouvoir immense. Et c'est ainsi que nous passons nos journées à ranger nos clients, nos concurrents, nos collègues, nos amis, nos conjoints, nos concitoyens dans des cases. Ni vu ni connu, nous collons des étiquettes sur tout et sur tout un chacun, sans prendre conscience du fait que cette manière d'aborder la réalité, la nature et les autres êtres humains nous fait complètement passer à côté d'eux.

 Et s'il y avait une autre manière, moins rigide, d'aborder la réalité et ceux qui nous entourent ? C'est là que l'eau entre en scène. Symbole même de la plasticité, l'eau nous ébahit dans sa manière de se couler partout, dans sa capacité à ne pas être tentée de se figer, de s'installer définitivement dans une forme. Jacqueline de Romilly écrivait que l'« on ne se méfie jamais assez du provisoire » et c'est en ce sens que l'eau, dans son assomption du provisoire, est digne d'inspiration. Vouant depuis des siècles un culte à l'identité, nous avons oublié que tous les vivants sont appelés à la métamorphose, - les humains, les animaux, les végétaux. Il n'y a que les morts qui ne changent plus. Nous qui avons tant de mal à accepter les changements, nous devrions nous souvenir que la métamorphose est le luxe des vivants.

 Dans ses plasticités, l'eau nous rappelle que la vie est une métamorphose permanente et qu'il est vain de croire ou même d'espérer que nous parviendrons à nous cristalliser. En rangeant systématiquement le monde dans des cases, en nous rangeant nous-mêmes dans une case, - une identité -, nous tentons, bien maladroitement, d'esquiver la métamorphose, d'échapper au provisoire - et derrière ce provisoire, à la mort.

C'est oublier que refuser la mort revient à passer à côté de la vie, que toutes ces choses, tous ces êtres que nous avons enfermés dans des cases n'ont plus rien à voir avec la réalité et que ces cases, comme nos mains lorsqu'elles tentent de se saisir de la mer, se referment sur du vide. « On ne se baigne pas deux fois dans un même fleuve, parce que, déjà, dans sa profondeur, l'être humain a le destin de l'eau qui coule », écrivait Gaston Bachelard...

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*Docteure en philosophie, chercheuse associée à l'École normale supérieure, Gabrielle Halpern a travaillé au sein de différents cabinets ministériels, avant de participer au développement de start-ups et de conseiller des entreprises et des institutions publiques.  Elle est l'auteur de l'essai Tous centaures ! Éloge de l'hybridation (Le Pommier, 2020) et de la bande dessinée La fable du centaure (HumenSciences, 2022).

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Article issu de T La Revue n°10 spécial "eau" actuellement en kiosque et disponible sur notre boutique en ligne

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