La porcelaine européenne tente de limiter la casse

Elles sont six, debout au bout de la chaîne de coulage : Allemandes, Françaises, Turques, Sarroises, sanglées dans des tabliers en plastique blanc comme des ménagères s'apprêtant à attaquer la vaisselle. D'une main, elles font tourner sur eux-mêmes, un par un, les « biscuits », ces cafetières et autres tasses encore malléables, tandis que de l'autre main, elles raclent de la tranche d'un couteau, avec une précision millimétrique, les débords de terre laissés par les moules. Tout défaut oublié condamnerait la pièce à rejoindre le tas de terre informe des rebus. Puis, elles laissent glisser chaque pièce dans le creux de leur main, la lissent délicatement avec une éponge, comme on rince un fruit mûr dont la peau menace d'éclater. Après chaque pièce, elles jettent un oeil à l'horloge et portent une légère barre sur une fiche de pointage accrochée sur leur minuscule atelier. Pour la finition d'une théière, elles disposent de quatre minutes, quarante et une secondes. Pour une simple tasse à thé, de moins d'une minute. Il est midi. Dans une heure, elles auront terminé leurs 456 minutes/jour. La semaine prochaine, elles prendront la tranche de nuit. Une des dernières dans l'atelier Villeroy & Boch à Mettlach (Sarre). Pour sauver la maison créée en 1748, un plan de restructuration drastique prévoit une réduction de l'emploi de 10 % et une profonde réorganisation de la production. L'entreprise franco-allemande ne s'en tire pas si mal par rapport à ses concurrents, mis en faillite puis rachetés.En 2009, l'industrie de la porcelaine traditionnelle a touché le fond et est à l'agonie. Née il y a deux cent cinquante ans en Saxe, jadis fierté des cours royales européennes, elle avait surfé sur l'élévation des conditions de vie, l'urbanisation et la consommation de masse. Elle sombre aujourd'hui, frappée d'un mal typique de ce début de XXIe siècle que l'on pourrait résumer en trois lettres : I, C et L. I comme Ikea, d'abord. Finie la liste de mariage avec ses 40 assiettes de porcelaine fine. « Le pouvoir d'achat a augmenté, mais pas la richesse relative. Nous nous retrouvons en concurrence avec une multitude de nouvelles offres : des téléphones portables aux vacances exotiques », explique Nicolas-Luc Villeroy, directeur de la division « arts de la table » et l'un des plus de 200 actionnaires familiaux du groupe.C pour Chine, ensuite. Pour la seule année 2005, où les quotas d'importation ont été levés à la suite de l'adhésion du géant asiatique à l'OMC, la part de marché des produits chinois a doublé de 10 % à 20 % sur le marché allemand. Elle augmente de plusieurs pour cent par an. La qualité n'est certes pas celle des grandes marques mais elle n'interdit pas la comparaison, d'autant que les modèles européens sont copiés sans vergogne. La différence de coût, elle, est vertigineuse : un ouvrier ou une ouvrière français (e) ou allemand (e) coûte 36.000 euros par an, un Chinois vingt fois moins. Or, en dépit des efforts de mécanisation, la main-d'oeuvre représente encore la moitié du coût de production, un peu moins de 40 % chez Villeroy. « Il va nous arriver la même chose qu'au textile », se désole un chef des ventes retraité, reconverti en guide pour amateur de tourisme industriel. Étrange retour de bâton quand on pense que l'industrie européenne de la porcelaine a pris son essor quand au XVIIIe siècle le producteur allemand Meisen a réussi à « casser » le secret industriel qui garantissait aux Chinois le monopole de l'approvisionnement des cours royales d'Europe. Depuis, les porcelaines du monde entier arborent fièrement l'estampille « Bone China ». Le L de Lehman a fait le reste. La récession se lit en rouge dans les bilans. En mars, Villeroy & Boch annoncera une chute de son chiffre d'affaires d'environ 15 %. Entre janvier et septembre, les pertes s'élevaient déjà à 78 millions d'euros, pour un chiffre d'affaires de 530 millions sur neuf mois. Les fonds propres ont fondu de 20 %. Encore deux ou trois années comme celle-là et c'est la fin. « On n'a pas vu cela depuis la Seconde Guerre mondiale », explique Nicolas-Luc Villeroy. Le cours de l'action a atteint en 2009 le plancher de 3 euros, alors qu'il évoluait autour de 10 euros au début de la décennie. Au siège de Mettlach, le mot d'ordre reste que le contrôle du groupe, introduit en Bourse en 1990, restera familial. Mais les perspectives sont sombres.La déconfiture des grandes marques concurrentes n'est pas une bonne nouvelle. Elles pourraient ressortir de la crise renforcées par les subventions et les délocalisations. Le fonds de private equity américain KPS a mis la main sur Waterford Wedgwood, joyau de la porcelaine et de la cristallerie anglaise et leader mondial du secteur, pour seulement 100 millions d'euros. Les dettes ont été laissées de côté, y compris le déficit du fonds de pension des salariés irlandais. « La marque reste magique. Vous n'auriez pas pu construire cela pour 1 milliard de dollars », reconnaissait l'an dernier son patron, Michael Psaros, dans la presse anglaise. Le Land de Bavière, qui ne voulait pas voir le fleuron régional Rosenthal, filiale de Waterford Wedgwood, passer dans l'orbite du fonds, a mis sur la table 35 millions d'euros pour convaincre un producteur d'ustensiles de cuisine italien de le reprendre. Sambonet n'a pas déboursé plus de 10 millions d'euros. L'américain Lenox a été repris par un autre fonds : Clarion Partners.À présent, Wedgwood, piloté par un ancien de L'Oréalcute;al, Pierre de Villeméjane, met les voiles vers l'Asie et son usine de Djakarta. Sur les sites européens, les annonces de suppressions d'emplois avoisinent 60 % des effectifs. Les capacités de l'usine indonésienne de Djakarta sont renforcées. Erreur, assure la famille Wedgwood. Les consommateurs mondiaux ne veulent pas d'une production indonésienne estampillée « Wedgwood England ». « Ils ont montré leur désapprobation en désertant les magasins », écrivaient l'an dernier deux membres de la famille dans une lettre ouverte « à Pierre ». Bizarrement, les producteurs de porcelaine ne sont pas tenus de préciser le lieu de production, contrairement à n'importe quel fabricant de chaussures. Désunis, ils n'ont pas réussi à faire aboutir leur dossier sur la dénomination d'origine à Bruxelles. Ceux qui ont opté pour la délocalisation préfèrent maintenir un flou artistique. Dans quelques semaines, les ouvrières de Mettlach passeront pour la dernière fois sous le porche baroque de l'abbaye rachetée par les familles Villeroy et Boch aux bénédictins après la Révolution française. Direction l'usine, plus moderne, de Merzig, à une dizaine de kilomètres de là. « La crise nous a conduits à accélérer la mise en oeuvre des gains de productivité en Europe », explique Nicolas-Luc Villeroy, qui préfère voir l'Asie comme un marché, plutôt qu'une plate-forme de production. Là-bas, la marque fascine. En 2009, l'éditrice en chef de « Vogue Chine » a fait le déplacement à Mettlach. « On ne va pas vendre une assiette aux Chinois. Mais un morceau de culture européenne, certainement », explique le dirigeant. L'avenir dira qui, de lui, ou des nouveaux actionnaires de Wedgwood, avait raison.Florence Autret, à Mettlach (Sarre)
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