Les financiers dans leur caverne

Par Olivier Lecomte, professeur de finance à Centrale Paris.
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Depuis la faillite de Lehman, un mot, autrefois confiné à un cercle étroit d'experts, s'est répandu dans les médias : « systémique ». Hormis quelques obscures tribus d'Amazonie encore privées des lumières de notre belle civilisation, tout le monde aura compris que la priorité c'est de lutter contre le risque systémique. Comprendre : tout ce qui pourrait faire imploser le système financier mondial. Sans même évoquer les événements récents, qui semblent indiquer que le séisme de 2008 continue de se propager à bas bruit comme une tumeur - l'action de la Fed faisant office de soin palliatif -, le sujet mérite l'attention. Disons d'emblée qu'il se heurte à d'innombrables difficultés d'ordre sémantique, pratique et conceptuel.

D'abord, quand les banquiers parlent risque systémique, ils mettent une distance confortable entre eux et ce qui serait une fatalité qu'ils subiraient, comme jadis les Grecs - encore eux - essuyaient les caprices de Zeus. Présentation assurément spécieuse, puisque ce risque n'est rien d'autre que la résultante d'anomalies, de négligences et d'aveuglement d'un système qui se prétend efficient.

Ensuite, toute solution éventuelle se fracasse sur les écueils qui sont à la source même du problème : guérilla musclée des lobbies financiers, fanatisme des séides de l'infaillibilité des marchés, compétition délétère entre États, lenteur des réponses institutionnelles, etc.

Enfin, c'est dans la recherche d'une solution que surgissent les plus graves obstacles. Du risque systémique on peut avoir une image, l'effet domino, mais lorsqu'il s'agit de le caractériser rigoureusement afin d'élaborer des règles prudentielles, on tombe dans des sables mouvants : est-ce lié à la taille des établissements ? A leur degré de spécialisation ou de concentration sectorielle ? A un défaut des modèles ? A un problème de propagation et de transparence ? Ces questions sont encore débattues. Et même si l'on parvient à confiner le risque à un instant donné, nul ne pourra s'engager avec certitude sur l'avenir, tant sont grandes l'imagination et la vélocité du monde financier. Un exemple : le FMI rappelait récemment que certains établissements avaient été fragilisés par la modification de la nature de leurs ressources (glissement des dépôts vers d'autres moyens plus vulnérables) et de leurs emplois (surplus de produits complexes par rapport aux prêts). Ce phénomène n'avait pas été anticipé dans les règles prudentielles en vigueur. Pire, c'est peut-être l'existence de ces règles qui en est la cause. Sans aller aussi loin, on rappellera le fiasco absolu des agences de notation et la vanité des « stress tests » pratiqués sur les banques européennes en juillet dernier. Le problème avec le risque systémique, c'est son caractère singulier, non linéaire et autoréalisateur qui le rend difficile à cerner, précisément parce qu'il défie les outils conceptuels habituels.

L'économie n'est pas la physique. Des ingénieurs peuvent élaborer un objet complexe et cerner ses vulnérabilités avec une prédictibilité satisfaisante, car les lois de la nature ne changent pas en cours de route. Ce n'est pas infaillible, mais globalement ça marche, même sur des systèmes hypersophistiqués. Les mêmes méthodes transposées à la finance ne peuvent garantir l'absence de nouvelles failles gravissimes, sans parler des carences humaines, de l'irrationalité et des ravages de la cupidité. L'humilité devrait régner, et le montant des rémunérations mieux s'accorder avec la fiabilité du système. Le modèle n'est pas la réalité. Les financiers sont comme les habitants enchaînés de la caverne imaginée par Platon dans La République : "penses-tu qu'ils aient jamais vu autre chose d'eux-mêmes et de leurs voisins que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face ?"

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Commentaire 1
à écrit le 30/11/2010 à 17:04
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Oui mais ce bon Platon ajoute "Considère maintenant ce qui leur arrivera naturellement si on les délivre de leurs chaînes et qu'on les guérisse de leur ignorance. Qu'on détache l'un de ces prisonniers, qu'on le force à se dresser immédiatement, à tou...

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