Révoltés aussi à l'Ouest (sur un air de Madison)

Par Philippe Mabille, rédacteur en chef "Editoriaux et opinions" à La Tribune.
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Ecouter la société civile avant qu'il ne soit trop tard, sous peine de tout perdre... Voilà le conseil avisé adressé par les dirigeants occidentaux aux dirigeants arabes sous pression, de Rabat à Riyad, pour éviter le bain de sang qui ensanglante la Libye. Peut-être feraient-ils bien de se l'adresser à eux-mêmes, car la révolte des peuples, désormais, c'est aussi à l'Ouest (ou au Nord, question de point de vue). D'Athènes à Dublin, les habitants des pays étranglés par la crise de la dette manifestent leur profond mécontentement, dans la rue avec violence en Grèce lors de la grève générale de mercredi dernier ; dans les urnes avec détermination en Irlande ce vendredi. A quinze jours du sommet européen où sera mis aux voix le nouveau Pacte de compétitivité, la France et l'Allemagne sont prévenues que l'austérité sans fin a des limites. Le risque européen se rappelle aux investisseurs, qui avaient mis en sourdine seulement leurs convictions sur le manque de cohérence du plan de sauvetage de l'euro. On ne peut pas prêter à un mort en puissance. Or, il y a une réelle contradiction entre le niveau trop élevé des taux d'intérêt infligés à ces pays et la trop faible croissance que la rigueur salariale et budgétaire leur impose. L'Europe frôle la crise des subprimes souverains.

Le vent de la révolte a aussi traversé l'Atlantique. On manifeste aujourd'hui en Floride, dans l'Ohio et, surtout, on en parle beaucoup en ce moment sur les marchés, dans le Wisconsin. Dans cet Etat du Midwest des Etats-Unis (non loin de Chicago, la ville de Barack Obama), on a assisté à des protestations en masse d'ouvriers et de fonctionnaires pour dénoncer les projets radicaux du gouverneur républicain, Scott Walker, de couper les prestations sociales et de supprimer les droits de négociation collective des employés du secteur public et municipal. Chose inconnue aux Etats-Unis depuis Reagan, samedi, plus de 75.000 personnes (tous des travailleurs du public et du privé mais aussi des étudiants) ont convergé vers Madison (la capitale du Wisconsin, rien à voir avec la danse du même nom), pour protester contre la remise en cause de leur modèle social.

Le Wisconsin, nouvelle frontière de la révolution mondiale ? Dans les arcanes de la contre-culture, la conviction montre que la jeunesse arabe est l'avant-garde d'un mouvement générationnel mondial qui inspire jusqu'aux opposants chinois... Et pendant ce temps, "les dirigeants sont complètement dépassés par les événements" : c'est ce que dit l'anthropologue et économiste belge Thierry Keller, dans un entretien à la revue "Usbek & Rica" (*), reproduite dans le blog de Paul Jorion : "Il y a une dynamique d'implosion qui est en marche et les mouvements de contestation vont accompagner son effondrement."

Soyons-en convaincus : c'est à Madison, plus qu'à Tripoli, que se joue le prochain krach obligataire mondial. Le Wisconsin en quasi-faillite est devenu un emblème : si le gouverneur Walker recule, les marchés pourront se dire que Barack Obama ne parviendra jamais à réduire comme il l'a promis le déficit budgétaire américain. Dans un monde déstabilisé par la crise, Nord et Sud, Est et Ouest se rejoignent. La révolte du monde arabe fait flamber le pétrole et pénalise le pouvoir d'achat dans les pays riches. La révolte des Grecs, des Irlandais et de l'Américain moyen contre la cure d'austérité nécessaire pour casser la spirale de l'endettement risque de faire flamber les taux à long terme et de faire replonger le monde dans la crise.

Ayons cette mécanique infernale en tête avant de relire la phrase maladroite de Jean-Claude Trichet, pour qui "la dernière des bêtises à faire" serait d'augmenter les salaires pour répondre à la hausse de l'inflation. Il a raison de défendre ainsi l'emploi, mais il prend le risque d'attiser la révolte des classes moyennes occidentales.

(*) A ceux qui s'interrogent sur le manque de prescience des dirigeants occidentaux, signalons qu'"Usbek & Rica", cette revue emblématique du monde d'après (du nom des deux héros des Lettres persanes de Montesquieu), titrait déjà, dans son numéro de l'été 2010 : "les dictateurs ont la belle vie. Mais que font les démocrates ?".

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