L'industrie pharmaceutique européenne à l'aube d'une nouvelle forme de concurrence

Face aux mutations du monde, l'Europe doit-elle se protéger pour préserver son industrie, ses savoir-faire et ses emplois ? La question est au coeur des débats, alors que les entreprises des pays émergents partent elles aussi à la conquête des marchés extérieurs. "Protectionnisme ou compétitivité" : c'est le thème choisi pour les 7èmes Rencontres de l'entreprise européenne qui se dérouleront le 18 octobre prochain, un partenariat entre La Tribune, Roland Berger Strategy Consultants et HEC. Troisième volet de notre panorama de cinq secteurs clés : l'industrie pharmaceutique. En Europe, le médicament reste encore une prérogative nationale. Pourtant, le Vieux Continent va devoir s'adapter aux nouvelles conditions de marché, dans lesquelles la Chine et l'Inde seront un jour amenées à jouer un rôle prépondérant.
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En matière de médicaments, difficile de dire que l'Europe parle d'une seule voix. Certes, l'industrie présente théoriquement de véritables barrières à l'entrée : les contraintes d'enregistrement des produits auprès des agences sanitaires, depuis l'autorisation de mise sur le marché (AMM) jusqu'à la mise en conformité des sites de production (les "good manufacturing practices"), obéissent à des critères largement élaborés par l'Agence européenne du médicament (EMA). Ils ont été rendus de plus en plus drastiques depuis une décennie, dans le sillage des scandales liés aux médicaments (Vioxx de Merck aux États-Unis au début des années 2000, Mediator en France...). "Mais ces contraintes relèvent plus de la protection élémentaire de l'industrie que du protectionnisme", fait valoir Patrick Biecheler, consultant chez Roland Berger.

En revanche, chaque État conserve une stricte autonomie sur les étapes qui suivent l'enregistrement : le remboursement et le prix des médicaments. Et ce, malgré le fait que la grande majorité des AMM est désormais centralisée à Bruxelles. "Le prix du médicament échappe complètement au phénomène de dérégulation à l'oeuvre dans d'autres secteurs", confirme l'économiste de la santé Claude Le Pen. Conséquence : comparés à la France, les prix sont jusqu'à 20 % plus élevés en Allemagne, souvent plus chers au Royaume-Uni, mais de 10 % au moins inférieurs en Europe du Sud (Espagne, Italie, Grèce). Ces disparités alimentent un commerce d'import-export parallèle entre États membres, totalement légal mais qui pose un certain nombre de problèmes : contrefaçon, pénurie de produits... (lire ci-dessous).

Et cela ne semble pas près de changer. En France, le scandale du Mediator, le médicament de Servier accusé d'avoir fait de 500 à 2.000 morts, est l'occasion pour les autorités, par la voix du ministre de la Santé, Xavier Bertrand, de remettre au goût du jour la préférence nationale en matière de santé. "La santé restera un enjeu national, confirme Patrick Biecheler, car elle est liée à des facteurs qui varient selon les pays (priorités de santé publique, populations à risque...) ainsi qu'aux contraintes budgétaires, sur lesquelles les différents pays ne sont pas prêts à laisser la main !"

Cela engendre des phénomènes nouveaux : "Comme l'AMM ne garantit plus un accès économiquement intéressant aux marchés pour les industriels, on bascule d'un cadre européen vers des enjeux plus nationaux, donc... plus politiques", résume Claude Le Pen. Certaines instances du médicament ne s'en sont jamais cachées, comme le Comité économique des produits de santé (CEPS) en France, chargé de négocier le prix des traitements avec les industriels : c'est un ensemble de critères médico-économiques qui préside à ses choix. Comprendre : le médicament, l'amélioration qu'il apporte au patient, mais aussi l'identité de l'industriel et son implantation sur le territoire national. Un leader tricolore comme Sanofi, qui possède encore des dizaines d'usines et emploie près de 30.000 personnes en France, trouvera toujours une oreille plus attentive pour ses traitements qu'un laboratoire américain qui a rapatrié sa R&D outre-Atlantique...

Ces prérogatives nationales ne semblent toutefois pas pénaliser l'Europe dans les échanges commerciaux : entre 2000 et 2009, l'excédent de la balance commerciale du Vieux Continent a plus que doublé, passant de 15 à 37 milliards de dollars. Alors que, dans le même temps, les États-Unis ont vu leurs importations nettes de médicaments bondir de 2 à 17 milliards.

Ce dynamisme est nécessaire car, au-delà des frontières européennes, la concurrence se renforce. Les fabricants chinois et indiens dominent déjà près de 80 % du marché des principes actifs (coeur du médicament), les labos occidentaux ne prenant plus en charge que la formulation du médicament (transformation en gélule, injectable...). Ce phénomène ne concerne encore que les aspects les moins valorisés de la fabrication des médicaments. "C'est la R&D et non la fabrication qui fait la valeur du médicament", tempère Patrick Biecheler. Et de rappeler que "pour l'heure, entre deux tiers et trois quarts de la production aval se fait aux États-Unis et en Europe". Ainsi, l'Inde possède déjà plusieurs grands génériqueurs (Ranbaxy, Dr Reddy's, Cipla...), mais l'organisation demeure domestique et le retard en matière de R&D criant.

Il n'empêche : cette situation entraîne un risque de dépendance accru vis-à-vis des pays producteurs, et soulève des questions de qualité et de disponibilité des produits. Surtout, il y a fort à parier que, d'ici à quelques années, les sous-traitants des pays émergents, forts du savoir-faire de base acquis dans les principes actifs chimiques, deviendront à leur tour chercheurs et fabricants. Ce n'est donc que grâce à l'innovation, obtenue de manière concertée en unissant les forces des différents pays européens, que le Vieux Continent pourra conserver sa part du gâteau. Or, jusqu'ici, les initiatives (crédit d'impôt recherche...) sont restées essentiellement nationales : on est encore loin d'un EADS de la pharmacie !

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Quand l'Europe manque de médicaments

C'est d'abord un effet d'annonce, mais l'intention est là. Le 8 septembre, le ministre de la Santé, Xavier Bertrand, a annoncé un « plan d'actions » pour identifier les produits présentant un risque de pénurie, et mieux contrôler les obligations des professionnels concernés. Car, depuis plusieurs mois, au moins 350 médicaments manquent régulièrement à l'appel. Au premier semestre 2011, l'Afssaps (Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé), a lancé 31 bulletins d'alerte pour des ruptures ou des risques de rupture de stocks de médicaments, contre 4 sur la même période de 2010. Sont concernés des traitements connus (trithérapies, anticholestérol, anti-Parkinson...) ainsi que des produits hospitaliers. S'il reste complexe de démêler les responsabilités, dans une chaîne du médicament où chacun (labos, grossistes, pharmaciens...) se renvoie la balle, deux facteurs semblent favoriser ces problèmes : les difficultés de gestion des stocks nationaux de la part des labos (phénomènes d'import-export) et la concentration croissante des sources d'approvisionnement dans les pays émergents. L'Europe doit encore s'organiser si elle veut conserver le contrôle de sa santé...

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