Le Grand Jeu des métaux : l'infox du « métal introuvable »

SÉRIE D'ÉTÉ (4/7). Depuis l'Antiquité, les pays ou les cités ont développé des stratégies de puissance et d'influence en matière de possession de matières premières. C'est la condition d'une économie et d'un pouvoir forts dans la compétition internationale. Aujourd'hui : l'étonnante prolifération d'un mythe tenace, la (future) pénurie des métaux. Par Didier Julienne, spécialiste des marchés des matières premières (*).
Didier Julienne
Si la Chine est première dans les lanthanides ou le tungstène, ce n'est pas pour une raison géopolitique étrangement misanthropique, mais encore et toujours pour une raison géologique, elle en a de riches gisements et elle les exploite. (Photo d'illustration: le tri du minerai dans une mine de tungstène à Zhongshan, région autonome de Zhuang, Guangxi, Chine, le 2 juin 2017)
Si la Chine est première dans les lanthanides ou le tungstène, ce n'est pas pour une raison géopolitique étrangement misanthropique, mais encore et toujours pour une raison géologique, elle en a de riches gisements et elle les exploite. (Photo d'illustration: le tri du minerai dans une mine de tungstène à Zhongshan, région autonome de Zhuang, Guangxi, Chine, le 2 juin 2017) (Crédits : Reuters)

Après la description de la géopolitique des métaux de l'épisode 3, comment l'infox a-t-elle organisé son emprise sur la politique ?

Parce qu'elle englobe les politiques des États et des entreprises, le paradigme alliant fusion entre métaux critiques et stratégiques et consommation compétitive devient géopolitique. Il porte donc le risque d'être la cible d'infox. Dans le monde du pétrole, chacun se souviendra du surgissement d'infox tonitruantes, notamment à l'ONU, qui accompagnèrent la deuxième guerre du Golfe. Dans ce domaine, l'univers des hydrocarbures est largement en avance sur celui des métaux.

Dans le passé, la « crise du palladium » coûta très cher à l'industrie automobile, Ford en 2001-2002 y perdit 1 milliard de dollars ; la « crise de l'uranium » de 2007 entraîna l'affaire Uramin qui se révéla un gouffre financier de 2,5 milliards de dollars pour Areva.

Dans les deux cas, le marché n'était victime que de manipulations sans réelle infox. Plus récemment, en 2011-2012, la « crise des lanthanides » a débuté comme une crise de production, mais elle a laissé des stigmates dans la valorisation des stocks de transformateurs japonais qui avaient acheté à contre-courant, puis, à la suite d'infox, malgré un premier avertissement, elle se concluait par un avertissement de l'AMF et une enquête judiciaire.

Avec une vivacité jamais connue, c'est en 2017-2019 que des infox émergèrent dans un nouveau chapitre : les « métaux rares » ou « introuvables», tels que le lithium, le cobalt ou le vanadium. Sans réelle crise de production, bien au contraire, leurs prix se haussèrent à des niveaux historiques ; mais une fois la réalité de nouveau aux commandes, ils s'effondraient. Peut-être verrons-nous plus tard les conséquences néfastes de ses mouvements de prix sur les stocks stratégiques ?

De la désinformation à la fascination...

Ces phénomènes d'infox fonctionnent en cascades, une désinformation provoquant la suivante. La première prend en général la forme d'une fascination : le métal "rare" ou "introuvable" que l'on pourrait baptiser « l'inobténium ».

Il focalise l'attention de l'homme politique du pays producteur parce qu'il imagine qu'il est un élément géopolitique de sa stratégie de puissance, tandis qu'il hypnotise l'homme politique du pays consommateur parce qu'il pense que c'est une clef de sa stratégie d'influence. Il s'agit simplement d'un mythe, un oxymore, un danger, une illusion qui peuvent avoir des conséquences dommageables sur les prises de telles ou telles décisions parce qu'elles engageront le politique sur une impasse bordée de choix trompeurs entre telle ou telle politique industrielle, telle ou telle politique énergétique ou bien telle ou telle option de sécurité nationale.

L'exemple de « l'Airbus des batteries » est intéressant. Cette initiative industrielle est sans aucun doute une excellente chose pour rattraper le retard de l'Europe sur les trois leaders mondiaux que sont la Chine, la Corée et le Japon. Mais pourquoi officiellement rattacher la pertinence de cet évènement aux « métaux rares » comme le fit récemment un ministre ? Cette déclaration est étrange :

« Sur cette filière, il nous faut avoir une même logique : celle de la tenir de bout en bout. Nous allons donc nous y atteler, dès la recherche des métaux rares (avec des pays comme le Chili ou l'Argentine), jusqu'à la réalisation de la batterie électrique, en passant par son intégration dans la voiture .»

Quels sont ces « métaux rares », ici indéterminés ? Compte tenu des deux pays indiqués, est-ce le lithium qui, grâce aux efforts miniers en amont et de R&D en aval, est très loin de la rareté ? Son prix s'est écroulé et démontre une abondance ! À cause de cette illusion, l'argument d'une verticalisation industrielle d'un "Airbus des batteries" perd considérablement de sa force. Au contraire, les éléments de langage d'une politique plus ambitieuse et percutante eurent été : des batteries libérées d'une dépendance aux « métaux rares ou introuvables ». C'est pourquoi les batteries Lithium-Fer-Phosphate sont si intéressantes.

Éviter les erreurs, éclairer l'homme politique

Il existe des protections pour éviter de telles erreurs et éclairer l'homme politique : les collectes et les analyses de données, puis la rédaction de rapports. Mais ces derniers seront en retard par rapport à la diffusion de l'infox, puis aux actions entreprises.

Si un canular provient d'un ratissage partial, obscur, disparate, à charge ou à décharge, il est rapide, il a la cohérence et les attraits de la pureté, il est dans un premier temps plus fort qu'une vérité complexe et contraignante qui demande vérifications et patience parce qu'elle est plus longue et plus difficile à établir qu'une infox. L'homme politique est en général pressé et sera, sauf exception, un néophyte dont la difficulté sera de raisonner vrai sur une virtualité, « l'inobténium », à partir d'éléments faux. Ces désinformations destinées à produire des surinterprétations, puis des émotions provoquent des erreurs.

Victimes de ces « sujets à la mode », les stratégies de puissance et d'influence écarteront les actions des États ou des entreprises des réalités des marchés. C'est en ce sens que la politique des métaux introuvables est populiste, car elle mène vers des erreurs et impasse.

Ce premier canular de « l'inobténium » engendra une deuxième infox, celle du coupable initiateur de la rareté. Ce n'est pas nouveau. Dans la « crise du palladium » de 2000, la Russie fut accusée de retarder des livraisons de palladium dans le but de provoquer une hausse des prix, mais cette dernière se dégonfla juste après que la source des tensions, le TOCOM — le marché à terme japonais, appliqua des restrictions à son contrat palladium. Pour « l'inobténium », l'infox des « métaux rares » tient son coupable, la Chine. Les formes de cette culpabilité sont diverses : une domination dans certains métaux, des avancées dans les métaux des « batteries rouges » des « véhicules électriques verts » (cobalt, lithium, lanthanides) et la verticalisation de filières industrielles.

Premièrement, il y a l'infox du canular « politiquement correct », celle de la domination dans certains métaux. Par un dumping sur sa propre production minière, Pékin s'assurerait un monopole de certains métaux poinçonnés introuvables — lanthanides, tungstène, etc. —, puis il aurait étouffé leurs marchés dans le but d'asphyxier des mines hors de Chine. Ensuite, il les ferait racheter par ses propres entreprises à vil prix.

Ce message à l'attrait du sensationnalisme alimenté par la caricature : le coupable, c'est la Chine. Mais quelles seraient ces mines qui auraient fermé suite à une réelle et démontrée volonté misanthropique chinoise ? Quelles en sont les preuves ?

La simple réalité de la nature des sous-sols

La réalité est différente. Si le premier producteur de cuivre mondial est le Chili, c'est non pas le résultat d'une stratégie géopolitique belliqueuse vis-à-vis de pays producteurs concurrents, mais parce que son sous-sol est riche de cuivre ; si l'Indonésie, les Philippines, la Russie, la Nouvelle-Calédonie et le Canada se partagent les premières places dans le nickel, c'est également pour une raison de minéralogie et non pas parce qu'ils seraient dans une guerre du nickel ; grâce à sa pétrographie, l'Afrique du Sud est première en platine et en rhodium, tandis que la Russie est première en palladium, et pourtant ces deux pays connaissent des relations imbelles ; si le marché du minerai de fer est dominé par le couple Australie-Brésil, c'est parce que la pédologie y est favorable, les deux pays ne guerroient pas ; si la Guinée fournit autant de bauxite, ce n'est pas parce qu'elle aurait éreinté d'autres producteurs, mais parce qu'elle a des ressources ; si la Chine est première dans les lanthanides ou le tungstène, ce n'est pas pour une raison géopolitique étrangement misanthropique, mais encore et toujours pour une raison géologique, elle en a de riches gisements et elle les exploite.

D'autres pays ont des gisements aussi importants ou plus petits, plus riches ou plus pauvres, mais ils ne les exploitent pas. L'exemple de la mine de tungstène de Salau en Ariège, en France, est emblématique, elle est sans doute de classe mondiale, mais elle reste inexplorable et inexploitée. Pourquoi ? Il suffit de regarder l'actualité du mois de juin 2020, cela n'est certainement pas à cause de Pékin !

En conclusion, ni la Chine ni aucun pays n'a économiquement guerroyé dans le but de faire baisser les prix des métaux qu'il produit et par suite de faire disparaître des mines d'autres pays. Cette première idée d'une domination chinoise misanthropique est une infox, mais nul ne le dit.

Retrouvez, chaque semaine, un épisode de notre série d'été : "Le Grand Jeu des métaux" avec notre expert Didier Julienne.

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(*) Didier Julienne anime un blog sur les problématiques industrielles et géopolitiques liées aux marchés des métaux. Il est aussi auteur sur LaTribune.fr.

Didier Julienne

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Commentaires 2
à écrit le 22/07/2020 à 18:13
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En Suède les maisons sont rouges 'à cause' d'un pigment à base de cuivre, ils ont eu une mine gigantesque (vers Falun, "rouge Falun", protège le bois en même temps) malheureusement épuisée (on peut la visiter, prévoir des bottes et se couvrir + bille...

à écrit le 21/07/2020 à 16:42
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Dès qu'il faut faire prendre rien qu'un peu de recul à nos décideurs politiques et économiques c'est comme s'il fallait déplacer une montagne, incroyable comme la pensée binaire, la pensée courte à savoir celle qui ne dépasse pas le bout de son nez, ...

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