Lionel Zinsou  :  « L'Afroptimisme, ce n'est pas gagné  ! »

Nommé Premier ministre du Bénin le jeudi 18 juin, Lionel Zinsou nous avait accordé, peu avant, un long entretien, dont nous publions l'intégralité en triptyque. Dans ce premier volet (1/3), il évoque, en sa qualité de président de la Fondation AfricaFrance, les points douloureux qui font l'actualité du continent (terrorisme, migrants naufragés...) et qui mettent à mal l'optimisme à la mode. Il rappelle aussi que, si l'Afrique est diverse, ses frontières n'ont plus grand sens au regard des grandes entreprises globalisées et des... groupes terroristes.
Lionel Zinsou, Premier ministre du Bénin, président d'AfricaFrance

LA TRIBUNE - Dans notre récent dossier dédié à l'Afrique [La Tribune Hebdo, N° 129], nous avons rendu compte de ce sondage de Havas Paris, où 100% des 42 investisseurs internationaux présents en Afrique se sont déclarés optimistes quant à l'avenir du continent. Comment est-on passé de l'"Afropessimisme" à un tel "Afroptimisme" ?

LIONEL ZINSOU - Les milieux économiques ont changé leur regard. On le constate dans beaucoup de déclarations sur l'Afrique de la part de grandes entreprises, et aussi dans l'augmentation des flux d'investissements directs étrangers. Il y a des preuves manifestes d'intérêt... voire parfois des preuves d'amour !

Ce qu'ont observé les décideurs économiques des grandes entreprises, qui ont une vision très globale et déjà une assez longue expérience de l'Asie de l'Amérique latine, c'est le ralentissement des grands émergents et des stagnations dans les pays riches. En Afrique en revanche, la croissance reste assez robuste.

Les médias européens aussi ont changé d'optique. L'exemple le plus significatif est celui de The Economist : en mai 2000, il titrait en couverture « Africa : The hopeless continent » ; en mars 2013, c'est devenu « Africa rising : a hopeful continent »...

C'est vrai aussi de la presse française, qui donne maintenant beaucoup plus d'espace à l'Afrique, et ça l'est également de la classe politique, aussi bien de gauche que de droite. par exemple, le rapport d'information sur l'Afrique, d'octobre 2013, des sénateurs Jean-Marie Bockel et de Jeanny Lorgeoux, s'inscrit bien dans ce mouvement d'ouverture des esprits. Ont suivi quelques initiatives - et notamment la création de notre Fondation AfricaFrance, à la demande du président de la République, ou encore de celle de Jean-Louis Borloo pour l'électrification du continent.

Vous avez été l'un des tout premiers hérauts de « l'Afroptimisme », et vous avouez que l'on a beaucoup ri de vous...

En décembre 2013, lors de la publication du rapport que nous avons écrit avec Hubert Védrine et d'autres auteurs sur l'Afrique francophone, « on est très loin, nous avait-on dit, de l'Afroptimisme que Lionel Zinsou avait essayé de nous vendre »... Mais non, je n'ai rien à vendre ! Moi, ce que j'essaie de dire, c'est : oui, la croissance en Afrique ne résout pas le problème de l'emploi, ni des jeunes, et elle produit ses propres travers. Elle pose des problèmes : de pollution, de délinquance issue du déplacement massif de populations et de leur urbanisation précaire, elle rompt les équilibres traditionnels... Mais s'il ne sert à rien de croire que la croissance va résoudre tous les problèmes de l'Afrique, il ne faut pas pour autant s'enfermer dans des discours manichéens. Il y a certes des problèmes d'anomie, mais si je crée le chaînon manquant, il va se passer quelque chose. ll faut donc d'autant plus nommer les problèmes !

Et puis... la première réaction des gens établis est bien de ridiculiser les idées nouvelles, car ils ne perçoivent pas les signaux faibles qui constituent les prémices des changements à venir. Lorsque l'on est porteur d'une vision nouvelle, la norme, c'est d'être rejeté. Alors oui, on me traitait d'« Afroptimiste béat », de doux rêveur. C'était il y a dix, vingt ans...

Maintenant la tendance est fortement à « l'Afroptimisme », et c'est vous qui paradoxalement émettez des réserves...

Je trouve que la tragédie des naufrages en Méditerranée a redonné corps dans l'opinion, y compris dans des tribunes influentes, à un fort pessimisme : « Le continent est à la dérive. L'Afroptimisme est une escroquerie... l'Afrique n'est pas une chance, mais une bombe à retardement », voilà ce qu'on a pu entendre.

Le plus significatif à ce jour aura été un rapport à l'Assemblée nationale [le rapport Baumel (1), début mai, ndlr], que la Commission des affaires étrangères a décidé de ne pas publier, de le faire modifier, et qui a donné lieu à un débat, où un député de l'UMP et ancien ministre, Pierre Lellouche, a déclaré que l'Afrique n'est pas du tout une chance, c'est une bombe, un continent à la dérive, avec 1 million d'Africains qui veulent « envahir » l'Europe, et que c'est une immigration de la misère...

Ce discours-là est fort en France, aussi bien à droite qu'à gauche. Plus compassionnel dans un cas - un continent appauvri par le pillage de ses richesses -, plus critique dans l'autre - l'incapacité supposée à épouser un modèle rationnel de développement, la corruption de certaines élites... Mais dans les deux cas, ce discours négatif est gouverné par des émotions, car documenté par les images de ces bateaux de (mauvaise) fortune et de naufragés en Méditerranée. Cette « preuve » par l'émotion que le continent est à la dérive relaie et renforce ce que l'opinion publique pense en profondeur. Donc il faut que la Fondation assume bien l'une de ses missions majeures, de plaider pour l'Afrique. Car ce n'est pas gagné !

Appréhendez-vous différemment l'Afrique francophone et anglophone ?

Je ne crois pas que les différences entre Afrique francophone et anglophone soient si grandes. Et notamment au regard des problématiques économiques, même si par ailleurs je suis de ceux qui portent un grand intérêt aux questions culturelles, pour lesquelles j'ai d'ailleurs créé une fondation familiale, il y a une dizaine d'années.

Et ne nous laissons pas aveugler par les frontières. Elles n'ont qu'une importance relative au regard des dynamiques régionales, tant à l'Est avec l'EAC [East African Community, ndlr], qu'à l'ouest avec la CEDEAO (la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest] - et en particulier la zone de Lagos à Abidjan, qui est peut-être la plus dynamique d'Afrique. Si vous êtes une entreprise globale, vous réfléchissez sur des groupes de pays.

La seule question qu'on me pose tout le temps, c'est : où est-ce que l'on s'installe ? Quel est le hub que tu nous recommandes ? Lagos ou Abidjan ? Accra ? Nairobi ? Maurice ou Johannesburg ?

Il ne faut pas « fétichiser » les questions de langue, même si c'est vrai qu'il y a de grandes différences de droit, de coutumes, et que dans la zone de l'EAC un élément d'explication du dynamisme tient sans doute à la langue commune qu'est le swahili.

Sur le plan économique, les grandes entreprises ne se demandent pas si les produits qui marchent dans un pays francophone ne marcheront pas dans un pays anglophone. C'est comme dans la construction européenne : les premiers à avoir profité du marché unique, ce sont les entreprises américaines qui installaient leur siège social à Bruxelles. Car elles voyaient tout à coup un grand espace à l'accès facilité - un rêve, pour les multinationales.

Quel rôle pour la France dans cette Afrique qui vient ?

La France est toujours regardée par les Asiatiques et par les Américains comme une voie d'accès préférentielle à l'Afrique francophone... mais il faut oublier les histoires de pré carré, car pour les entreprises ce n'est pas vrai : hors Maghreb, le premier pays africain pour les échanges avec la France, c'est le Nigeria anglophone. Le deuxième est l'Afrique du sud. Et c'est bien logique, puisque ce sont les deux principales économies du continent.

Il faut donc oublier ce legs de pré carré. En revanche, l'Afrique a encore une demande très forte d'Europe. Et elle sait très bien que lorsqu'elle demande quelque chose à l'Europe, ce sont deux ou trois pays qui répondent, mais pas vingt-huit... Sur les questions de paix et sécurité, jusqu'ici un seul pays répond vraiment, c'est la France. Sur l'économie ? deux ou trois répondent, et les autres finissent par suivre.

Dans tous les cas, la France répond plus naturellement. Et à toute l'Afrique. Elle se sent désormais comptable de sujets comme la sécurité du Nigeria ou la lutte contre Boko Haram. Notez qu'en matière de terrorisme, c'est comme en économie, il faut oublier les frontières, il faut changer complètement notre regard. L'Afrique est certes diverse, mais en même temps elle est regardée comme « une » par les grandes entreprises africaines - l'Office chérifien des phosphates (OCP), MTN Group, Union Bank of Africa, Stanbic, Ethiopian Airlines... - mais aussi par les terroristes.

Parmi les risques majeurs de l'Afrique, vous évoquez la possible apparition d'une diagonale du terrorisme, qui traverserait le continent d'Est en Ouest...

Oui ! Aujourd'hui, alors que tous les pays du Maghreb sont menacés par l'État islamique (EI), que le GIA s'y est rallié - tout comme le mouvement djihadiste Boko Haram du nord-est du Nigeria -, et alors que les Shebab, vaincus en Somalie, sont eux aussi en train de s'affilier à EI et de porter la guerre au Kenya où ils se replient... nous sommes face à une communauté du terrorisme relativement cohérente. Il ne manque pas grand-chose pour que se constitue une diagonale du terrorisme traversant l'Afrique d'Est en Ouest, du Maroc et d'Algérie jusqu'au Kenya et à la Somalie. Ce serait extrêmement dangereux pour l'Europe.

C'est pourquoi j'ai été très heureux que le Nigeria comme la Tanzanie aient été représentés au plus haut niveau, tout comme le Maghreb, aux côtés de François Hollande, tant à la conférence de Bercy de décembre 2013, qu'au lancement de notre fondation, en février dernier.

Ainsi, ce que nous voulons signifier avec AfricaFrance, c'est : l'Afrique en premier, toute l'Afrique - quelle que soit la langue qu'elle parle, d'où notre choix de son nom latin, Africa.

Propos recueillis par Alfred Mignot

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(1) -  Controversé il y a quelques semaines dès avant sa publication, le rapport de 200 pages sur la politique africaine de la France, rédigé par les députés Philippe Baumel, (PS) et Jean-Claude Guibal (UMP) dénonçait le fait que « les actions militaires sont privilégiées au mépris d'une vraie politique de développement ». Il citait aussi, notamment, un propos qualifiant d'illégitime le président camerounais Paul Biya, au pouvoir depuis trente-trois ans.

« Ce n'est pas nous qui l'avons prononcé », affirme Philipe Baumel sur son blog. Début mai, sous la pression de certains de leurs collègues de la Commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale, dont sa présidente Élisabeth Guigou, les deux députés ont cependant consenti à modifier leur texte.

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Les trois articles de l'entretien avec Lionel Zinsou :

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