Pour une digicratie

La crise politique actuelle appelle à la création de nouvelles interfaces entre les citoyens et le pouvoir, à l'invention de nouveaux modèles de démocratie directe, voire de nouveaux modes de scrutin. Par Philippe Boyer, directeur de l’innovation à Covivio (*).
Philippe Boyer
Philippe Boyer.
Philippe Boyer. (Crédits : DR)

Quelques semaines avant que ne soit lancé le Grand débat national, l'acronyme s'était répandu sur les pancartes et les banderoles des gilets jaunes : « RIC » pour "référendum d'initiative citoyenne". Trois lettres censées redonner la parole au peuple et nous faire sortir de la crise démocratique dans laquelle notre pays se trouve plongé depuis près de deux mois. Si le mouvement des Gilets jaunes peut être interprété comme un symptôme du mal-être d'une partie de la population, il est aussi la marque d'un profond bouleversement du rapport à nos institutions. Ces dernières, contestées au motif que le mandat électif ne serait plus suffisant pour gouverner. A l'heure des réseaux sociaux qui s'opposent à l'inertie et à la verticalité du pouvoir, le propre d'internet et de tous ses applicatifs étant au contraire d'aplanir les relations entre les internautes en remettant en cause la relation entre « gouvernants » et « gouvernés ».

Comme Condorcet le préconisait peu avant la Révolution française

C'était dans ce contexte que le « RIC », vieille idée d'un gouvernement par et pour le peuple, avait été imaginé comme devant désormais faire partie des outils démocratiques, sorte de « moyen légal de réclamation » pour permettre la « censure du peuple sur les actes de la représentation nationale1 », comme le préconisait déjà Condorcet quelques années avant la Révolution Française.

Les prochaines semaines diront si la grande consultation nationale [2], suffira à faire émerger idées et propositions citoyennes et, plus largement, à créer une « République de la délibération permanente [3]» en redonnant plus d'initiative aux citoyens. A l'écoute des diverses revendications des Gilets jaunes, il en est une qui revient régulièrement en filigrane : le renouvellement des formes d'expression politique. Entre celles existantes, très directes, que sont les élections, et d'autres, moins simplistes, que sont les référendums, le numérique favorise l'apparition d'autres modèles de participation citoyenne. Au moins deux sont à commenter.

Tester de nouveaux modèles de démocratie directe

Le premier reviendrait à donner à chaque citoyen la possibilité de poser une question en séance publique via un représentant (député ou sénateur « connecté ») et ainsi de faire entendre sa voix dans les discussions parlementaires. Inspiré des modèles de démocratie directe, ce procédé permettrait de redonner plus de force à la démocratie et à la citoyenneté en se réappropriant le débat public. A l'heure des « civic tech », ces startups qui se sont spécialisées sur les sujets de démocratie participative via les nouveaux outils numériques, le déploiement d'une telle proposition est possible.

Pour cela, il faudrait combiner deux aspects. D'une part, la sélection de citoyens volontaires formés au digital et à ses codes et acceptant, pour un temps donné, de porter la parole des internautes contributeurs et, d'autre part, la création de plateformes digitales, ouvertes et transparentes sur lesquelles figureront les propositions de questions, ainsi que les réponses apportées par la représentation nationale. L'exercice pourrait être encore raffiné en y adjoignant un module de vote en ligne destiné à définir la question que les élus s'engageront à poser. Bien sûr, un tel outil ne résoudra pas tous les problèmes posés mais ces nouvelles formes d'intervention directe dans l'espace public pourraient constituer un début de réponse à une demande du mouvement des Gilets jaunes : celle d'influer sur la représentation.

"Vote par jugement majoritaire", "démocratie liquide"...

Le second est plus expérimental et s'inspire de nouveaux modèles démocratiques pensés pour réinjecter le peuple au cœur de la décision politique. Le premier d'entre eux repose sur la création de nouveaux modes de scrutin.

Le vote par jugement majoritaire en fait partie. Développé par deux chercheurs du CNRS [4], il s'inspire d'une théorie mathématique selon laquelle chaque électeur attribue à chaque candidat/e une mention «Très bien», «Bien», «Assez bien», «Passable», «Insuffisant» ou «A Rejeter». Le/la candidat/e élu/e étant celui/celle qui aura obtenu la meilleure mention soutenue par une majorité. Au cas où deux candidat(e)s auraient la même mention majoritaire, celui ou celle qui gagnera (ou perd) sera celui/ celle avec le plus d'électeurs qui lui auront attribué strictement plus (ou strictement moins) que sa mention majoritaire.

A côté ce modèle de vote par jugement majoritaire, les idées ne manquent pas pour imaginer de nouvelles interfaces à créer entre les citoyens et le pouvoir. Théorisé il y a une quinzaine d'années par l'Américain Bryan Ford [5], la « démocratie liquide », aussi connue sous l'expression de « démocratie délégative », part du principe que le pouvoir de vote est confié à un délégué volontaire plutôt qu'à un représentant élu. La particularité de cette forme de gouvernement étant la possibilité de reprendre sa voix à tout moment. Considéré comme une synthèse entre la démocratie directe et la démocratie représentative, ce système a pour fondement que chaque citoyen peut participer à la décision : soit de façon passive, en sa simple qualité d'individu (la personne vote directement sur le sujet mis au vote), soit de façon active en sa qualité de délégué (la personne représente ceux qui lui ont accordé leurs droits de vote). Quelles différences avec les systèmes démocratiques connus ? Ici, ce sont les citoyens eux-mêmes qui prennent les décisions politiques, et cela, en s'exonérant des représentants issus d'une élection.

Vote par jugement majoritaire, démocratie délégative, civic tech... les idées et solutions ne manquent pas pour répondre aux légitimes aspirations de renouveau démocratique. Certes, tout ne pourra peut-être pas être testé mais rien n'est à écarter car au-delà de la simple volonté de réinterroger nos institutions, il s'agit avant tout de sauver la démocratie - qui, comme chacun le sait, est « le pire des régimes à l'exception de tous les autres déjà essayés dans le passé », selon les sages paroles de Winston Churchill.

Par Philippe Boyer,
à Paris le 20 janvier 2019

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NOTES

1 https://mjp.univ-perp.fr/france/co1793pr.htm

2 https://granddebat.fr/

3 https://www.latribune.fr/economie/france/grand-debat-le-pari-risque-d-emmanuel-macron-804206.html

4 https://www.jugementmajoritaire2017.com/#bd

5 https://bford.info/2014/11/16/deleg.html

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A PROPOS DE L'AUTEUR

(*) Philippe Boyer est directeur de l'innovation à Covivio (le nouveau nom de Foncière des régions).

Philippe Boyer

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Commentaires 4
à écrit le 23/01/2019 à 10:08
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LEz problème est que Macron n'est pas le signe d'un renouveau de la politique mais une énième bouillabaisse de toutes les anciennes. Tant que les propriétaires de capitaux et d'outils de production possèderont nos politiciens ils leur imposeront ...

à écrit le 23/01/2019 à 8:42
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Vos propositions sont à des années lumières de ce que peuvent comprendre 95% des Giles Jaunes... Je me suis amusé à demander la signification de RIC à certains qui s'en revendiquent ... et près de 1/3 m'ont répondu que je savais savoir ... mais ne sa...

à écrit le 23/01/2019 à 8:16
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Plus compliqué encore, vous avez ? Sur le sujet du RIC: tel que présenté ces dernières semaines, ce mode d'expression est dangereux au moins à deux titres: 1 - risque de vote épidermique d'un moment 2 - quelle représentativité d'opinion. Si une...

le 28/01/2019 à 16:09
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Le risque de réaction épidermique est limité par le temps de débat imposé entre la proposition du référendum et le vote effectif. La plupart des propositions proposent des temps de débats relativement longs (environ 6 mois) pour être sûr que la popul...

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