Le stoïcisme, une philosophie par temps de crise (4/5) : gagner en liberté

CHRONIQUE. La philosophie stoïcienne, née au IVe siècle avant JC en Grèce, exerça une influence importante jusqu'au IIIe siècle après JC. Elle fut d'un grand secours à l'Empereur Marc Aurèle et inspira de nombreux philosophes par la suite, de Montaigne à Spinoza. Comme ses enseignements sont particulièrement précieux en temps de crise, comme celle que nous traversons en raison de la pandémie, nous proposons dans cette série d'en explorer cinq pour déconstruire les idées reçues. Aujourd'hui, enseignement n°4 : gagner en liberté. Par Flora Bernard (*).
Le plus difficile n'est pas d'être empêché de sortir et de bouger comme bon nous semble, le défi est de ne pas pouvoir bouger à l'intérieur de soi, de se sentir piégé par ses propres désirs ou aversions, vouloir faire quelque chose que les circonstances mêmes nous empêchent de faire.
Le plus difficile n'est pas d'être empêché de sortir et de bouger comme bon nous semble, le défi est de ne pas pouvoir bouger à l'intérieur de soi, de se sentir piégé par ses propres désirs ou aversions, vouloir faire quelque chose que les circonstances mêmes nous empêchent de faire. (Crédits : Reuters)

Le déconfinement annonce une « liberté retrouvée ». Mais que retrouvons-nous, au juste, et qu'avions-nous perdu ? Si la liberté consiste à faire ce que je veux quand je veux, certes, avec le confinement, nous avons perdu en liberté. Liberté de voir nos proches, liberté de célébrer à plusieurs, de voyager. Assignés à résidence, nous avons dû nous habituer à d'autres manières de travailler. Cette définition spontanée est néanmoins bien restrictive. Car « faire ce que je veux quand je veux » est toujours limité, confinement ou pas. Nous sommes déterminés par les capacités de notre corps (nous ne pouvons pas voler comme un oiseau...), et déterminés, comme Sigmund Freud l'a mis à jour, en grande partie par notre inconscient. Mais pour les philosophes stoïciens, il est un endroit où notre véritable liberté est totale : c'est notre capacité à nous auto-déterminer, mise en mouvement par le jugement que nous portons sur ce qui nous arrive. « J'ai pour ambition de faire de vous des êtres inaccessibles à tout empêchement, à toute contrainte et tout embarras ; libres, heureux, tranquilles », dira Epictète.

Esclave des circonstances

La lecture des Entretiens[1] d'Épictète sur la liberté (livre IV, I) nous rappelle que pour nous considérer comme libres, nous devons savoir où chercher la liberté. Si nous la cherchons aux mauvais endroits, il n'est pas surprenant que nous ne la trouvions pas. Parmi ceux-ci, Epictète mentionne le pouvoir (sous forme de hautes fonctions ou d'emplois prestigieux) et l'argent, dont la recherche, jamais totalement assouvie, et la peur de perdre, génèrent trop d'attachement et d'anxiété, donc de malheur. Or le malheur étant le signe de notre asservissement, le pouvoir et l'argent ne pourront jamais vraiment nous rendre libres. « C'est donc ainsi que nous avons tant de maîtres ? », demande l'élève à Epictète. « Oui, c'est ainsi. Car avant ceux-là, nous avons les événements pour maîtres, et ils sont nombreux. C'est à cause d'eux que nous avons aussi nécessairement pour maîtres les gens qui ont sur l'un d'entre eux quelque influence. Car en vérité, nul ne redoute la personne même de César, mais la mort, l'exil, la confiscation des biens, la privation de ses droits », répond le philosophe. Toute ressemblance avec une situation actuelle est purement fortuite ! Les temps, de ce point de vue, n'ont pas beaucoup changé : nous nous sentons souvent esclaves de circonstances que nous n'avons pas choisies.

Le paradoxe est le suivant : nous pouvons reconnaître sans problème qu'il existe un certain nombre de circonstances extérieures qui entravent une partie de notre liberté. Mais le plus grand défi est de réaliser que le maître le plus exigeant n'est pas à l'extérieur, mais à l'intérieur de soi. Le plus difficile n'est pas d'être empêché de sortir et de bouger comme bon nous semble, le défi est de ne pas pouvoir bouger à l'intérieur de soi, de se sentir piégé par ses propres désirs ou aversions, vouloir faire quelque chose que les circonstances mêmes nous empêchent de faire. Le confinement ne fait qu'exacerber cela parce qu'il restreint nos possibilités, mais à l'heure du déconfinement, le sujet de fond reste le même.

Les moyens dépendent de moi

La vraie liberté, nous dit Epictète, se loge dans ce qui dépend de nous : nos jugements (enseignement n°1), nos impulsions à agir (enseignement n°2), nos désirs (enseignement n°3). Si nous la situons dans ce qui n'est pas en notre pouvoir - la santé, l'argent, les honneurs... -, nous ne l'obtiendrons jamais pleinement, provoquant pour notre malheur. Certains objecteront que la santé, la richesse et les honneurs dépendent en partie de moi, et c'est vrai, mais ce sont les moyens qui dépendent de moi - ce que je mets en œuvre, être en bonne santé, riche ou reconnu - et non le résultat final, qui m'échappe toujours. Cela ne signifie pas que nous ne devions pas nous battre pour obtenir des libertés extérieures (toutes les formes de libertés politiques), bien au contraire, puisque l'idéal de justice est une vertu stoïcienne, mais que notre réflexion et notre attention doit porter sur les moyens à déployer et non sur le résultat. Cela signifie que la liberté qui ne peut nous être retirée est en nous et non à l'extérieur de nous.

Ma véritable liberté réside donc dans la façon dont je décide de faire l'expérience d'un manque temporaire de liberté extérieure, des devoirs familiaux et des contraintes professionnelles qui l'accompagnent. Notre véritable liberté, c'est de donner du sens à ce que nous vivons. Il ne viendra pas de l'extérieur, mais de notre capacité à travailler sur nos jugements et notre attitude intérieure. Et cela, en soi seul, est libérateur.

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[1] Epictète, Entretiens, Manuel, éd. Les Belles Lettres

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(*)  Flora Bernard est co-fondatrice de l'agence de philosophie Thaé, qui accompagne les organisations à redonner du sens à qui elles sont et ce qu'elles font. Elle est l'auteure de "Manager avec les Philosophes", (éd. Dunod, 2016). Avec son associée Marion Genaivre, elles ont publié en 2020, "Un Mois, Un Mot", recueil de textes philosophiques sur douze concepts du monde du travail, disponible sur www.thae.fr

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Lire l'épisode n°1 : exercer notre discernement

Lire l'épisode n° 2 : gagner en pouvoir d'action

Lire l'épisode n°3 : maîtriser nos désirs

Prochain épisode :

-  Enseignement n°5 : faire bon usage de nos émotions

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Commentaires 5
à écrit le 18/06/2020 à 16:31
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La différence entre un stoïcien et un humain en survie ? L’un accepte comme ça vient et reste passif ( mon œil ... attendez pour voir la suite au réel ...) Et celui qui est en «  mode survie “ Accepte mais il «  reste dans la plasticité active e...

à écrit le 18/06/2020 à 16:11
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La liberté sur terre ce n’est pas tuer , faire des injustices et laisser des mauvaises empreintes de son passage .

à écrit le 18/06/2020 à 12:01
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La Liberté a plusieurs degrés ; se confiner pour protéger d’autres est un acte de solidarité, rien à avoir avec les désirs ou la liberté . Être Libre ne veut pas dire vivre Libre . Nous naissons tous Libres ....

à écrit le 18/06/2020 à 11:04
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Je suis plutôt comme Hegel autour de la dialectique, car il semble évident que pour avoir la réflexion philosophique qui le permet, encore faut t'il avoir une société qui fonctionne sur l'expérience. Ce qui n'est pas le cas, mais sur le statut! Y com...

à écrit le 18/06/2020 à 10:02
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Mais la plus grosse entrave à la quête de la liberté est celle-ci :"On veut la liberté aussi longtemps qu'on n'a pas la puissance ; mais si on a la puissance, on veut la suprématie" Nietzsche Chercher la liberté est bien plus difficile que d'acqu...

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