Défense : faire face au manque de réflexion stratégique

Alors que la stratégie a envahi tous les champs de l'activité humaine : entreprises, média, partis politiques, elle paraît, chez nous, avoir déserté son terrain favori : les questions militaires. Par Louis Gautier, professeur à Paris 1, conseiller maître à la Cour des comptes

 L'atonie du débat stratégique en France et en Europe était déjà perceptible lors des discussions consacrées au dernier Livre blanc sur la défense et la sécurité. Celui-ci, placé sous de forte contraintes financières, est un intelligent exercice de compromis entre de multiples défis mais ne il ne réduit guère l'incertitude, ni par une claire hiérarchisation des périls ni dans les choix de programmation militaire. Avec de moins en moins de moyens, notre outil de défense prétend donc toujours être aussi polyvalent qu'autrefois.

 La France arbitre par défaut...

Dans les trois derniers livres blanc de 1994, 2008 et 2013, la France, pour ne pas insulter l'avenir, faute des crédits mais aussi parce qu'elle est tributaire des options prises par ses partenaires européens dans l'OTAN, arbitre de plus en plus par défaut : entre sa dissuasion, le bouclier anti-missiles, les moyens techniques de renseignement et les nouveaux besoins de la cyber défense, entre des capacités de projection de puissance (porte-avions, SNA, missiles de croisières...) et les moyens de projection de forces (A400M, drones tactiques, hélicoptères de combat et de transport ...), entre la priorité de la lutte contre le terrorisme et une disponibilité quasi-permanente pour des actions humanitaires ou de maintien de la paix.

 Une position "d'attente stratégique"

Cette position d' "attente stratégique" puis de "conciliation stratégique", sans grand inconvénient dans le monde occidentalo-centré des vingt années d'après-guerre froide est désormais plus problématique. Le contexte géopolitique change à une vitesse accélérée avec l'apparition de nouvelles puissances et le désengagement américain du Vieux continent qui laisse les Européens face à eux-mêmes. Notre modèle d'armée, à force de cures de minceur, est à la limite de l'épure. Enfin on ne voit pas, en dépit des affirmations contraires, se dégager dans l'UE ou à l'OTAN une ébauche d'un plan d'organisation collective des forces européennes. Récemment encore, les opérations en Libye, au Mali et en Centre-Afrique, ont démontré que notre pays ne pouvait compter que sur ses propres forces.

 Pas de concept stratégique européen

Pourquoi cette difficulté à faire progresser la défense européenne ? Tout le monde s'accorde pourtant sur la nécessité de rationaliser des appareils de défense sous-performants alors que les 28 membres de l'Union dépensent collectivement bon an mal an 170 milliards d'euro, ce qui n'est par rien. L'absence de volonté des responsables politiques et militaires européens découle en grande partie de l'incapacité à s'entendre sur les tenants et aboutissants de la Politique de défense et de sécurité commune (PSDC). Il n'existe pas de concept stratégique européen valide. On n'a jamais mis en œuvre le projet d'un Livre blanc sur la défense européenne. Les discussions sur l'avenir des moyens nécessaires pour assurer la sécurité collective des Européens sont au point mort.

Comme si les Européens craignaient d'attirer la foudre...

Ce curieux paradoxe s'explique par une raison de fonds et une raison plus accessoire : la dépréciation de l'analyse stratégique appliquée aux questions de sécurité en Europe, la relégation des études universitaires consacrées aux enjeux stratégiques et de défense en France.

 La dépréciation de l'analyse stratégique depuis la fin de la guerre froide chez les Européens est avant tout d'ordre idéologique. Depuis la chute du mur de Berlin, les Européens se vivent comme définitivement libérés du fléau de la guerre, sans ennemi, hors d'atteinte de toute attaque militaire. Ils ne redoutent plus que des risques et des troubles diffus. Contre tout bon sens, ils sont comme ces propriétaires qui craignent en élevant des paratonnerres d'attirer la foudre. Pourtant, ce n'est pas parce que l'orage s'abat sur d'autres contrées que nous sommes délivrés de la menace. Dans moins de dix ans, l'Europe sera potentiellement à portée des missiles d'une dizaine de puissances militaires émergentes. Cela change tout de même singulièrement la donne.

 Une réticence à penser "le monde qui vient"

La réticence des pays membres de l'Union européenne, à la différence de tous les autres pôles de puissance mondiaux ou régionaux (États-Unis, Chine, Russie, Inde, Iran, la Turquie, ...) à penser le "monde qui vient" en terme stratégique, provient d'une réticence inhérente à notre histoire et aux enseignements négatifs tirés des trois guerres mondiales y compris la guerre froide. La stratégie reste perçue comme induisant inéluctablement une logique d'antagonisation alors qu'elle peut tout aussi bien être mise au service de la pacification des relations internationales.

Sérier les problèmes

 Penser "stratégiquement" oblige à sérier les problèmes, à classer les acteurs internationaux en fonction de leur fiabilité, de la transparence de leurs intentions et de leur appétence à coopérer. Toute lecture stratégique, même à visée exclusivement défensive et pacifique, suppose l'affirmation d'un projet et par voie de conséquence l'acceptation d'un rapport de force, fusse à des fins coopératives. Or, si au plan économique, malgré des dénégations hypocrites, les Européens n'ont guère de mal à se situer dans le rapport de force, au plan politico-militaire, la plupart d'entre eux restent le plus souvent dans l'abstention voire le déni. On l'a vu encore récemment dans les négociations sur le nucléaire iranien. Les légitimes exigences françaises ont trouvé plus d'échos outre atlantique qu'outre Rhin.

 Ne pas parler de menaces, ni de stratégie

Les Européens préfèrent parler de risques et de sécurité plutôt que de menaces et de stratégie. Le grand inconvénient de cette façon de penser est d'aboutir souvent au contraire de l'effet recherché. La logique sécuritaire en effet est à la fois inflationniste et ataxique. Elle ne permet pas d'ordonner les dangers. Elle les égalise. Immigrés clandestins, Hackers, pirates, preneurs d'otages, mafia, terroristes, tyrans, prolifération nucléaire, tous les troubles toutes les violences sont amalgamés. L'actualité fixe seule l'ordre des priorités.

 Un débat en vase clos

En France, le débat stratégique qui avait été particulièrement fécond au temps de la guerre froide autour de la question nucléaire, est désormais confiné dans les académies militaires ou dans des Instituts de recherche vivant un peu en vase clos. Dans les écoles de formation des officiers, on enseigne logiquement la doctrine officielle des armées. Les opinions divergentes ont rarement droit de cité. Les instituts de recherche, par manque de ressources propres et de subventions, doivent se financer en répondant aux appels d'offre du ministère de la défense, des Affaires étrangères, de l'Union européenne, de l'OTAN et des industries d'armement. Ils produisent donc des analyses à la commande. Cela ne nuit pas à leur qualité mais balise le champ de la recherche et oriente nécessairement les préconisations en fonction du commanditaire.

Une collaboration limitée entre chercheurs, dans le monde

En outre, ces études institutionnelles limitent pour des raisons de confidentialité, la collaboration entre chercheurs. Si les contacts avec le réseau des organismes de recherche habilités par l'OTAN et l'UE sont nombreux voire intenses, difficile de faire une place aux échanges et aux coopérations avec des analystes provenant d'autres horizons, qu'ils soient chinois, indiens, ou russes. La recherche stratégique en France est donc globalement dominée par les thèses nationales et les opinions des écoles anglo-saxonnes qui sont les plus dynamiques. Sociologiquement, elle accuse un retard par rapport aux autres sciences sociales davantage mondialisées. Étrange pour une discipline dédiée à l'étude des dynamiques et des enjeux internationaux. Contreproductif aussi, si l'on songe, que l'échange des vues et des réflexions est une étape nécessaire à la connaissance de l'autre, à la prise en compte de ses préoccupations et souvent à l'apaisement de ses craintes. Les colloques universitaires précédent bien souvent les conférences diplomatiques.

 L'Université française ignorait ces questions

Or, malheureusement, du côté de l'Université française, les études stratégiques et de défense font piètre figure dans les programmes d'enseignement et de recherche. La discipline n'est pas reconnue en tant que telle et les questions militaires continuent à avoir mauvaise presse. Alors qu'aux Etats-Unis, en Grande Bretagne, en Allemagne, on ne compte plus les départements de Strategic and War Studies, ce domaine reste en France un parent pauvre, balloté entre les facultés d'histoire, de droit, d'économie ou de sciences-politiques. Tous ceux qui se sont essayés à combler ce manque ont vu leur projet contrarié faute de moyens et de postes fléchés. Les exemples ne manquent pas, hélas, d'initiatives notables qui n'ont pas survécu à la disparition ou au départ en retraite du professeur ou du chercheur qui les avaient initiées.

 Une chaire internationale à Paris 1

C'est pourquoi, la création à Paris 1 d'une chaire internationale consacrée aux grands enjeux stratégiques contemporains est une bonne nouvelle. Cette nouvelle Chaire, en partenariat avec la Fondation Saint-Cyr et avec le soutien des sociétés AIRBUS, ASTRIUM, MBDA, le CEA et THALES, est plus spécialement orientée vers les problématiques relatives aux notions d'équilibre international, de sécurité collective, de supériorité stratégique et technologique au XXIe siècle. Par ses travaux, la Chaire entend participer au renouvellement des termes du débat stratégique contemporain en prenant davantage et complètement en compte le point de vue des pays émergents.

 Un pôle d'enseignement pluridisciplinaire

Avec cette initiative, PARIS 1 entend pleinement réinscrire les problématiques géopolitiques et de défense dans ses programmes d'études, de recherches et d'échanges universitaires. La Chaire Grands enjeux stratégiques comme la création de l'Institut des Etudes sur la Guerre et la Paix, vise à consolider dans cette université un grand pôle pluridisciplinaire d'enseignement et de recherche sur l'histoire militaire, les questions stratégiques et les politiques de défense.

 L'inauguration de la chaire a lieu aujourd'hui en Sorbonne par une conférence de Sir Lawrence Freedman du King's College qui vient de publier un livre remarquable Strategy A History sur l'histoire de la pensée stratégique. Les conférences du cycle 2014 sont ouvertes. Il suffit de s'inscrire sur le site de la Chaire www.

chairestrategique.univ-paris1.fr.

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Commentaires 8
à écrit le 07/02/2014 à 14:56
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L'absence de réflexion stratégique européenne me semble plus due au fait que, pour progresser ensemble, les gouvernants européens doivent accepter d'abandonner une partie de leur pouvoir et de leur liberté d'action. Pour un politique, c'est donc diff...

à écrit le 22/01/2014 à 9:34
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"chairestrategique.univ-paris1.fr". Je me suis dit "chouette, une conférence intéressante, faite par des gens compétents..." Vite je m'inscris. Hélas , je vois que c'est encore réservé au microcosme parisien et environnement proche. Otez moi d 'un d...

à écrit le 20/01/2014 à 21:49
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Plus sérieusement, cette réflexion est la bienvenue. Aussi bien en France qu'en Europe, pour reprendre la main, il faut avoir à nouveau cette pensée stratégique. C'est un moyen de se redonner un avenir, de sortir de l'attentisme. A moins qu'il ne s...

à écrit le 20/01/2014 à 19:22
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Y a plus besoin de stratégie... Vus le nombre de militaires qu'il nous reste autant dire que si les esquimaux nous déclarent la guerre on est mort...

le 21/01/2014 à 7:07
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De toute façons , depuis napoleon chaque fois qu'un pays nous a declare la guerre , nous nous sommes pris une rouste jusqu'à ce que les ricains arrivent ...

à écrit le 20/01/2014 à 15:25
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Aucun problème strategique vis à vis d'une chaire financée par l'industrie de l'armement? Pas de conflit d'intérêt ?

le 20/01/2014 à 19:43
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@Tons : Oui, je comprends bien que ça puisse poser un problème d'éthique, mais on ne peut pas vraiment attendre que des banques ou l'industrie pharmaceutique s'en occupe?

le 22/01/2014 à 0:32
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@Tons Si l'on regarde dans le détail les informations fournies sur le site de Paris 1. Certes les entreprises financent la chaire mais les activités ainsi soutenues sont soumises au conseil scientifique de Paris1 pour leur programmation et au comité...

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