Les trois boulets de Thales

Instabilité managériale à la tête de l'entreprise, trop forte présence de l'Etat, manque de compétitivité à l'international: Thales est sérieusement handicapé. Par Pierre-Yves Chaltiel, fondateur de la société Quantic Move, conseil et investissement dans les hautes technologies appliquées à la Défense, l'aéronautique, et la sécurité numérique.

Une entreprise est un lieu de vie où les gens passent la plus grande partie de leur existence (dans la période d'activité d'environ 40 ans), et doit permettre de contribuer à leur équilibre, leur épanouissement et leur bonheur. Lorsque cet objectif est atteint,  à l'instar des différentes cellules de la société (l'école, la famille, ...), il est possible faire prospérer une communauté grâce à la magie générée par le collectif, il est possible d'entreprendre et de réaliser des choses que l'individu isolé serait dans l'incapacité de produire.

Ce bonheur, je l'ai ressenti quand, par exemple, après dix ans de travail de fourmi sur l'avion de combat futur ACT - ACM, nous avons assisté au premier vol du Rafale A. Comme aussi lorsque, après cinq ans de travail sur Syracuse 3, à Kourou, port spatial de l'Europe, j'ai vu décoller Ariane avec Syracuse dans sa coiffe. Quel bonheur et quelle fierté de constater ce que ce collectif peut engendrer.

De l'instabilité managériale...

Lorsque cette alchimie peut se produire dans une entreprise, elle crée un sentiment de confiance et un esprit de corps favorable à l'innovation, au surpassement de soi, à l'effort, à la réussite, et donc à la génération de valeur sur le long terme. Lorsque cet environnement existe dans l'entreprise, alors tout est possible pour qui rêve, ose, travaille et n'abandonne jamais.

Arrivé chez Thales, je fus frappé par un évènement. A la direction générale de Thales Communications, après quelques mois, je décidai de réunir une cinquantaine de managers pour leur expliquer ma stratégie. Après mon exposé, un de ces managers vint me voir et me dit : "Mr Chaltiel, vous avez l'air pertinent, sensé, compétent voire même brillant ! Mais ceci signifie, dans notre groupe, que vous ne serez pas dans ce poste plus de deux ou trois ans. J'ai envie de vous croire et de vous suivre, mais vous ne serez plus là au-delà de cette courte période, mais moi, si. Pourquoi vous suivrai-je alors, sachant que dans deux ou trois ans, j'aurai un nouveau chef, qui n'aura peut-être pas les mêmes idées que vous, et souhaitera une focalisation différente de nos efforts ?"

Ceci me plongea dans un certain désarroi. J'eus la présence d'esprit de répondre à cette personne que je lui promettais d'être là pour plus longtemps (l'avenir me donna raison puisque j'y suis resté huit ans !). ... Ceci influença la dynamique apportée toutes les années suivantes. Les résultats furent au rendez-vous.

Comment fédérer autour d'une stratégie de long terme?

Aujourd'hui, la situation incroyable de départ de Jean-Bernard Levy, réveille un grand dépit, et une nouvelle inquiétude : ce qui se passe donne raison aux personnes qui, dans Thales, restent en place, et qui voient que le management changeant à ce rythme, il est difficile de se mettre en mouvement fédéré autour d'une stratégie et d'objectifs long terme. Il réveille à nouveau les "syndicalismes archaïques" et les démobilisations.

Ceci n'est possible que parce que l'État considère Thales comme  "SA CHOSE", et ceci confère à Thales un statut d'entreprise très spéciale et ne possédant pas les meilleurs atouts dans le monde de l'industrie compétitive : voici trois raisons qui pénalisent Thales (si on n'y remédie pas) :

Les trois boulets de Thales

1/ Un Etat omniprésent

L'État français, actionnaire, est présent à son conseil d'administration avec plusieurs administrateurs, dont l'un est un haut fonctionnaire du ministère de la Défense... lequel ministère est également le premier client de Thales, celui même qui, au titre de la "Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD)", finance plusieurs centaines de millions d'euros l'effort de Recherche et développement (R&D) de la compagnie. Les personnes concernées sont des hommes de très grandes valeur et de très grande éthique, sans qu'il n'y ait aucun doute sur leur comportement déontologique.

Mais on peut noter que si Thales était dans une situation normale pour une entreprise, c'est-à-dire qu'elle devait investir ces montants sur ses fonds propres, on constaterait alors que son résultat des opérations serait en réalité significativement inférieur. Ceci est important pour Thales et pour l'Etat, qui finance un maintien de compétence nécessaire, mais crée dans le même temps, chez les ingénieurs de Thales, un sentiment de "protection", voire "d'indestructibilité" de l'entreprise, qui peut réduire sa volonté à rester au meilleur niveau de compétitivité, et son appétit à conquérir de nouvelles parts de marché.

2/ Un manque de compétitivité en raison d'une trop grande protection sur le marché intérieur

Le ministère de la Défense français, comme dans d'autres pays européens, a poussé, ces quinze dernières années, pour des raisons de réduction des budgets, à des regroupements industriels. Cette action, sur le principe, louable car elle permet de maintenir les compétences techniques et technologiques pour une entreprise qui traite d'applications très sensibles pour notre défense nationale, a hélas, par ailleurs, des conséquences négatives sur sa compétitivité : en effet, les regroupements industriels réduisant le nombre d'acteurs pour un même sujet, augmentent de facto le nombre des cas où des marchés sont passés de gré à gré (sans compétition).

L'ingénieur de Thales, ainsi soutenu, fort de la culture d'ingénieur largement répandue (qui a tendance à penser qu'il conçoit les plus beaux objets technologiques du monde !) n'a plus besoin de faire ce que les troupes d'une entreprise "normale" doivent entreprendre pour survivre et la développer. Se sentant, grâce à ces marchés, ainsi soutenu et protégé, la société traite alors avec moins de priorité son développement international. On constate à ce titre, sur le long terme, que les entités de Thales les plus exposées au monde de la compétition internationale et les moins soutenues par l'Etat français, sont les plus pertinentes, performantes et concurrentielles.

3/ Une instabilité chronique à la tête

Et puis, cerise sur le gâteau ! La valse des dirigeants : Après le départ de Denis Ranque, nomination de Luc Vigneron, parti il y a moins de deux ans, arrivée de Jean-Bernard Lévy, qui est à nouveau sur le départ, pour des raisons qui, cette fois-ci, n'ont rien à voir avec Thales (puisqu'il avait à peine commencé, avec son équipe, à remettre l'entreprise sur une voie solide). A nouveau, les personnels n'ont qu'à "se replier sur eux même" : de toutes façons, ils sont protégés (cf. les précédents paragraphes), les managers passent et ont chacun leurs idées et leur stratégie.

Il n'y a qu'à courber le dos et attendre le dirigeant suivant qui aura encore de nouvelles idées et on verra comment éviter de les suivre si elles nécessitent des remises en question, car elles seront encore et comme toujours éphémères, au rythme des changements de dirigeants. C'est en ceci que Thales devient d'ailleurs progressivement de plus en plus difficile à diriger; sans parler des problèmes de gouvernance, où les autres actionnaires privés du groupe semblent subir ces changements court terme, sans avoir vraiment d'influence sur leur timing.

Pour l'Etat, Thales est sa chose

On voit que pour l'Etat, Thales n'est que "SA CHOSE". Malléable, l'état peut en faire ce qu'il veut, récompenser et nourrir, ou punir. Très loin des standards de l'économie libre et des entreprises privées, la valeur intrinsèque de Thales risque de baisser ainsi d'année en année. Le cours de son action n'est représentatif de rien du tout. C'est juste une entreprise nationale.

Thales, entreprise de hautes technologies appliquées à des systèmes critiques, ne pourra plus résister longtemps à ces changements de dirigeants trop rapides. Ses deux actionnaires majeurs n'ont d'ailleurs pas les mêmes tempos : l'État, lui, est imprévisible, et ses rythmes sont principalement les rythmes des alternances politiques. Dassault est sur un tempo plus long terme, basé sur les cycles industriels des affaires de défense et d'aéronautique, et tenant compte prioritairement de création de valeur sur le long terme, patrimoniale, qui couvre même plusieurs générations.

L'absence de Thales des classements internationaux

La dernière étude menée par la Harvard Business Review (https://hbr.org/2014/11/the-best-performing-ceos-in-the-world/ar/1) classe mondialement les 100 meilleurs présidents se société. C'est sur la base de la création de valeur sur le long terme que ce classement est établi. Car il est avéré que les critères "d'incentive" classiques donnés par les actionnaires aux dirigeants des années 2000 (critères basés sur la valeur du cours à 6 mois ou à un an, et de résultat financier de l'année) n'étaient pas bons.

Veut-on tuer les industries de Défense ?

Dans leur classement, aucun des deux derniers PDG de Thales ne pouvaient être présents : la durée moyenne des mandats des présidents retenus étaient de plus de sept ans !
Et tout cela intervient au plus mauvais moment : celui  où Airbus Group désinvestit en se débarrassant de ses entités européennes de défense et de sécurité, qui ne sont pas dans son "core business", le moment où Finmeccanica revoit sa stratégie et tente de résoudre sa situation financière exsangue, le moment où l'Allemagne joue en solo des règles inattendues de politique d'exportation en matière d'armements, le moment où les pays européens, et la France en particulier, sacrifient leur budget de défense, ferment les bases et les garnisons. L'Europe, après avoir tué ses entreprises de télécoms, ne risque-t-elle pas de réussir à tuer ses entreprises de défense ?

Pierre-Yves Chaltiel  commence sa carrière d'ingénieur (Supelec et Imperial College de Londres) en 1980, où il entre chez « Electronique Marcel Dassault ». Il évolue dans cette société pendant 18 ans, et rejoint le groupe Thales en 1998, où lui sont confiés plusieurs postes importants : directeur général de Thales Communications et Sécurité, président de Thales Optronique, directeur général de Thales Systèmes aéroportés. Il quitte Thales fin 2010 pour prendre la direction générale du groupe Bull. En 2013, il crée la société QUANTIC MOVE, conseil et investissement dans les hautes technologies appliquées à la Défense, l'aéronautique, et la sécurité numérique.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 18
à écrit le 01/11/2014 à 23:04
Signaler
Alors, Atos/Bull, jaloux? Vous faites autant dans la politique que les autres... Quelqu'un ayant eu le plaisir de faire la connaissance de Monsieur Chaltiel dans le passé

à écrit le 31/10/2014 à 15:56
Signaler
Ancien cadre dirigeant d'une unité consumer products du groupe. ayant été recruté à 42 ans compte tenu de ma carrière internationale je ne peux qu'approuver les dires ci-dessus Sentiment d'impunité où la promotion interne n'est assurée que par les r...

le 23/11/2014 à 22:01
Signaler
côtoyées

à écrit le 31/10/2014 à 10:43
Signaler
Déjà en 1958, quand j'ai appartenu à Thomson,brièvement, et suite à un rachat, l'entreprise était le parachute des officiers supérieurs à la retraite et le repaire des ingénieurs de l'armement. Le résultat actuel est l'enfant incestueux de nombreuses...

à écrit le 30/10/2014 à 21:09
Signaler
Si ils veulent avancer, ils n'ont juste a créer une société. Thalès a toujours été constitué de "services" en concurrences et qui ne se parlent pas... A la création se genre de pratique permet de gagner en compétitivité et en avancé technologique mai...

à écrit le 30/10/2014 à 20:10
Signaler
il faut vendre plus de pitots pour augmenter le chiffre d'affaire

à écrit le 30/10/2014 à 18:36
Signaler
C'est qui ce boulet prétentieux ?

à écrit le 30/10/2014 à 17:37
Signaler
Thales est un trésor national. Tout ce qui compte, c'est que çà ne devienne pas un terrain de jeux pour hauts fonctionnaires politisés. Comme l'a été EADS pendant quelques temps, au risque de tout ficher en l'air. Et tant pis si c'est mal valorisé : ...

le 30/10/2014 à 21:11
Signaler
Thalès c'est plus Thomson. Il n'est plus national, il est international et profite des lois régissant les pays a son profit. On critique Amazon et d'autres, mais Thalès est certainement loin d'être irréprochable!

à écrit le 30/10/2014 à 16:44
Signaler
le 29/10: Thales se met le contrôle aérien militaire britannique dans la poche. Remporté avec NATS, le contrat est évalué à 1,5 milliard de livres sur vingt-deux ans. Malgré la pression budgétaire, les pays occidentaux réservent encore quelques bo...

à écrit le 30/10/2014 à 15:27
Signaler
"L'absence de Thales des classements internationaux"" En 2013, Thalès est repassé dans le TOP10 des entreprises d'armement (n°8 ou 9). Place que la groupe n'occupait plus depuis longtemps! A, de ce fait, viré un armateur américain! Ce document est ...

à écrit le 30/10/2014 à 15:03
Signaler
Légère rancune, peut-être... Mais bon, un conseil n'engage que celui qui le suit. C'est le principal. Vu les effets des conseils, constatés en direct ou dans des sociétés qui se sont portées encore plus mal, je suis prudent. Une chose néanmoins fond...

le 30/10/2014 à 16:07
Signaler
Ou ... ancien de chez Thalès, il a un petit matelas d'actions à "valoriser" par privatisation... Vaut le coup de creuser ça, La Tribune, non..??

à écrit le 30/10/2014 à 14:15
Signaler
Il faut marier Thalès et Safran avant que ce soit trop tard !

le 30/10/2014 à 15:05
Signaler
Pour mieux privatiser..?? A ce moment-là, faut le dire clairement sans avoir honte de la manip... L’honnêteté est mauvaise pour les affaires, je sais...

le 30/10/2014 à 15:28
Signaler
Exact

le 30/10/2014 à 15:30
Signaler
Pourquoi? Airbus va si mal que cela?

le 30/10/2014 à 17:28
Signaler
donc les impots doivent payer ça ?

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.