Catalogne : victoire légale… et défaite politique de Madrid ?

La crise économique est passée par là : l’indépendantisme est l’expression catalane d’un profond mécontentement populaire qui traverse toute l’Espagne. Et le choc avec Madrid paraît inéluctable. Par Stéphane Michonneau, Université Lille 3 – Université de Lille

Comme on pouvait s'y attendre, l'absence de dialogue entre le conservateur Mariano Rajoy, chef du gouvernement espagnol, et Carles Puigdemont, président de la Généralité de Catalogne, a précipité la région catalane, et l'ensemble de l'Espagne derrière elle, dans une crise institutionnelle grave. Les faits qui se sont déroulés à Barcelone depuis le 11 septembre semblent s'enchaîner inéluctablement, selon une logique de surenchère mutuelle dont on craint qu'elle ne mène au pire, c'est-à-dire à la violence. Pourtant, nombreuses sont les voix qui, depuis 2010, se sont élevées pour proposer des issues au conflit : elles sont demeurées inaudibles.

La passivité de Madrid

D'un côté, le gouvernement espagnol a fait preuve d'une remarquable légèreté en laissant s'enkyster dans la société catalane un problème qu'il n'a pas voulu affronter. Mariano Rajoy a longtemps professé la passivité, n'envisageant le problème posé que sous un angle judiciaire. Il dénonce aujourd'hui un attentat à la légalité, fort de la légitimité que lui confère l'État de droit et la Constitution de 1978 : il peut donc à bon droit mobiliser tous les instruments dont il dispose pour lutter contre le mouvement sécessionniste menaçant l'unité de l'Espagne.

Outre les nombreux recours devant le Tribunal constitutionnel pour invalider les lois et les décrets votés par le Parlament, le parlement catalan, qui a clairement outrepassé le domaine de compétence que lui octroyait la Charte fondamentale, il recourt à la mobilisation du pouvoir judiciaire et des forces militaires et policières (Garde civile, Mossos d'Esquadra, c'est-à-dire la police autonome de Catalogne). Mais déjà, le Parti nationaliste basque dont Mariano Rajoy a besoin pour obtenir la majorité aux Cortes, semble se retirer en refusant de voter le budget 2018.

Sous l'emprise du catalanisme radicalisé

De l'autre côté, la Généralité est passée sous contrôle d'un secteur radical du catalanisme qui professe un indépendantisme résolu. Derrière cette unanimité, des tiraillements existent entre un catalanisme conservateur au pouvoir et ses soutiens de gauche : le parti républicain Esquerra et la CUP, petit parti anticapitaliste dont l'appoint est indispensable à la stabilité parlementaire du bloc indépendantiste au Parlament.

Cette coalition politique hétérogène est, cependant, sous la tutelle d'un puissant mouvement citoyen pro-indépendance, structuré par deux organisations civiles et culturelles, l'Assemblée nationale catalane, qui a organisé avec une ancienne association culturelle, l'Omnium Cultural, les grandes mobilisations de ces dernières années. Car en Catalogne, la société civile est loin d'être aussi amorphe qu'en France : elle est le véritable moteur du catalanisme politique porté par les classes moyennes depuis plus d'un siècle.

L'aporie semble indépassable : respect de la loi versus « droit à décider ». Chacun entonne le chant de la défense de la démocratie, comme deux choeurs tragiques qui s'insultent. Le gouvernement espagnol a choisi la tactique qui consiste à affamer l'ennemi plutôt que la lutte ouverte : arrestation des membres du comité électoral du « referendum », saisie des urnes et des bulletins imprimés, pressions exercées sur les municipalités et les écoles pour demeurer clos le 1er octobre, etc.

Mariano Rajoy peut également recourir, si une majorité absolue du Sénat l'y autorise, à l'article 155 qui force une Communauté autonome à se plier à la loi. L'article, vague dans sa rédaction, s'applique sans limites de compétence ou de temps, même si l'on imagine mal qu'il puisse entraîner la dissolution du Parlament. Son recours signifierait pour Mariano Rajoy un changement majeur de stratégie, dans la mesure où il signifierait une reprise en main d'ordre politique. Et il ne manquerait pas d'être lu par l'opinion publique comme une suspension de facto de l'autonomie catalane. Ainsi, le chef du gouvernement a incontestablement l'avantage, fidèle qu'il est à une sorte de « patriotisme constitutionnel », le nouvel avatar du nationalisme espagnol.

L'appui massif de la société catalane

Mais voilà, Rajoy n'est pas dans le cas de son prédécesseur, José-Maria Aznar, qui lutta contre le « plan Ibarretxe » en 2004-2005, du nom du Lehendakari (Président du gouvernement basque), à qui manqua alors un soutien populaire massif. La crise économique est passée par là avec sa cohorte de misère : l'indépendantisme qui est l'expression catalane d'un profond mécontentement populaire qui traverse toute l'Espagne, est fort d'un appui massif, sinon majoritaire, de la société catalane. Les recettes d'hier et l'application stricte de la légalité risquent fort, dans ce contexte, d'être politiquement contre-productives.

Plus encore, l'indépendantisme, dans sa stratégie de rupture, clairement assumée au nom de la légitimité du « peuple catalan » à se gouverner, a exposé la Généralité aux foudres de la loi. L'opinion catalane assiste, effarée, à la mise au pas d'une institution unanimement respectée, et dont on se souvient qu'elle fut par deux fois supprimée : après 1714 (fête nationale catalane) puis en 1939 (fin de la guerre civile et victoire du général Franco). Rien ne sert de rappeler que ces circonstances passées appartiennent à des contextes très différents : la lecture de l'histoire selon les catalanistes joue volontiers de la corde victimiste et établit une continuité historique qui sert à lire les événements actuels. Dans ces conditions, le mouvement indépendantiste semble gagner à sa cause de nombreux légitimistes attachés à la dignité de leurs institutions propres.

La votation du 1er octobre n'est sans doute plus réalisable car, après l'action du gouvernement, les conditions physiques mêmes de la consultation ne sont plus réunies. Cette journée se convertira probablement en une grande manifestation, comme Barcelone en connaît régulièrement depuis sept ans. Le choc paraît inéluctable.

En l'absence de propositions politiques de l'exécutif espagnol, les chances d'une résolution négociée de la crise sont faibles : une Commission pour l'évaluation et la réforme du statut des autonomies a été formée aux Cortes, à l'initiative des socialistes. Elle serait en mesure de concevoir une issue politique crédible au conflit, en se fondant sur une lecture fédérale de la Charte fondamentale, ou sur une solution confédérale.

Seule une refondation constitutionnelle à l'échelle de l'Espagne paraît désormais envisageable. Une partie de l'opinion publique appuie le principe d'une défense de la légalité comme condition sine qua non du changement constitutionnel, c'est-à-dire l'altération de cette même légalité : respecter la loi pour la changer. Mariano Rajoy saura-t-il entendre ces voix ?

The Conversation ________

 Par Stéphane MichonneauProfesseur en histoire contemporaine, Université Lille 3 - Université de Lille

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation

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Commentaires 18
à écrit le 02/10/2017 à 10:44
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la déclaration de mr Valls avant le vote m a paru indécente

à écrit le 02/10/2017 à 10:10
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Avec 2 millions de votants sur 5 millions d'inscrits, ce n'est pas un référendum. Ces deux millions de votes sont-ils plus importants que les trois millions qui ne se sont pas exprimés ? Démocratie, tu parles. C'est une tentative de putsch, ni plus n...

à écrit le 01/10/2017 à 17:47
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Merci pour cet article qui change des grands discours des curés néolibéraux qui infestent les médias de masse. Dès qu'une information est objective elle se suffit à elle-même. "Mariano Rajoy saura-t-il entendre ces voix ?" Sachant que Rajoy n'...

à écrit le 01/10/2017 à 13:43
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Enfin un bon article sur le sujet. Marrant de constater que pour une certaine presse , il y a les gentils indépendantistes d'un côté et les méchants loyalistes de l'autre ou pour résumer les républicains contre Franco. Gentil de ce côté de la front...

à écrit le 01/10/2017 à 10:00
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" Mariano Rajoy saura-t-il entendre ces voix ?" Pas plus que sur la loi travail qu'il a appliqué aux salariés en 2012. Les Espagnols ont répondu présents à l'appel des syndicats. Dans 57 villes, les manifestations contre la réforme du marché ...

à écrit le 01/10/2017 à 8:38
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Difficile d'avoir une même ligne en fonction des géographies: Crimée, Ecosse, question kurde et maintenant Catalogne. Illégitime à droite, légitime à gauche? jusqu'où l'intangibilité des frontières est-elle une raison valable de s'opposer aux aspirat...

à écrit le 01/10/2017 à 8:20
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......l'Espagne ? une conception de la "démocratie" proche de celle de la France : une fois élus pourquoi se préoccuper de l'avis des citoyens ? On est quand mème pas en Suisse !

le 01/10/2017 à 10:21
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@Hassan Ceheffe, la démocratie n'est 'elle un outils de propagande envers les "bisounours démocrates " ;-) pour prendre le pouvoir et l'instrumentaliser pour si maintenir....

à écrit le 01/10/2017 à 8:19
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......l'Espagne ? une conception de la "démocratie" proche de celle de la France : une fois élus pourquoi se préoccuper de l'avis des citoyens ? On est quand mème pas en Suisse !

à écrit le 30/09/2017 à 21:34
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L'existence même de la France est désormais en jeu ... PENDANT QUE LE PLAN EURO-ATLANTISTE DE DESTRUCTION DES NATIONS PROGRESSE, SEULE L'UPR EXPLIQUE AUX FRANÇAIS CE QUI SE PASSE VRAIMENT. Alors que les autorités indépendantistes catalanes organise...

à écrit le 30/09/2017 à 21:19
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Pour l’heure, si référendum il y a, nous allons probablement voir les indépendantistes agiter la promesse d’une Catalogne indépendante membre de l’UE et de l’euro. Mais nous pouvons parier cher qu’ils n’entreront pas beaucoup dans les détails… Ce que...

à écrit le 30/09/2017 à 14:53
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L'indépendantisme catalan a la même origine qu'en Flandre ou en Lombardie : l'égoïsme d'une région riche qui croit qu'elle s'en sortirait mieux seule. La seule différence est que, penchant plutôt à gauche, il bénéficie d'une scandaleuse complaisance...

le 01/10/2017 à 1:31
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Après 5 ans de HOLLANDE BASHING forcené de la part de la presse et après 6 mois de cirage de pompe avec MACRON de la part de cette même presse, je ne pense pas qu'on puisse affirmer sérieusement que la presse française penche à gauche...Il faudrait p...

le 01/10/2017 à 18:42
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par rapport au désastre économique et moral qu'il a causé, la presse a été d'une coupable complaisance face à Hollande.

le 01/10/2017 à 22:26
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Je crois pas que ca soit seulement de l egoisme. Il est evident que personne n aime payer des impots, surtout si c est le voisin qui en profite. Mais si vous considerez le voisin comme votre compatriote et que vous pensez que l argent est bien utilis...

à écrit le 30/09/2017 à 13:19
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Ego quand tu nous tiens!

à écrit le 30/09/2017 à 12:28
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L'indépendance de la Catalogne c'est un abus de démocratie. Après la Catalogne aucune région ne pourra voir sa demande d'indépendance refusée. La Catalogne indépendante lèvera ses impôts, son armée, sa police...enfin tous les attributs d'un état so...

le 30/09/2017 à 21:15
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C' est intentionnel et cette attitude a le soutien en sous-main de Bruxelles. C' est la prochaine étape qui consiste à créer des euro-régions en faisant tomber les états- nations, d' ailleurs activé financièrement en Catalogne par l' excellent Soros ...

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