Relancer la France et l'Europe par leurs langues

L'Europe devrait être exemplaire et s'imposer comme le premier promoteur et défenseur de la diversité linguistique. Par Jérôme Bodin, analyste

Si la France et l'Europe se considèrent comme des civilisations et souhaitent le rester, elles doivent adopter une politique linguistique ambitieuse. Le potentiel long terme de l'Europe dans les domaines scientifique, économique et culturel dépendra fortement de sa capacité à créer et se différencier par sa ou ses langues.

La diversité linguistique européenne est en effet une force unique dans la mondialisation. L'Europe a la chance de pouvoir s'appuyer sur de nombreuses langues aux racines très diverses. Pourtant, nous tendons progressivement vers l'utilisation d'une langue étrangère unique dans la production en Europe. Ce qui conduit à un appauvrissement progressif de notre vocabulaire, et donc de notre capacité à structurer une pensée solide et compétitive. La langue est pourtant la base de toute création : intellectuelle, culturelle, artistique mais aussi scientifique et économique. Elle est l'outil qui permet au créateur d'assimiler, modifier et instiller sa propre culture dans une œuvre existante. Le risque majeur est celui d'une dépendance intellectuelle de l'Europe vis-à-vis du reste du monde et donc du retard systématique dans tous les processus créatifs et productifs.

Les grandes civilisations ont émergé sur la base d'une langue

Rappelons que les grandes civilisations ont émergé sur la base d'une langue et souvent d'une politique systématique de traduction. Par exemple, de nombreuses études démontrent que la civilisation arabe a décollé à partir du moment où une politique de traduction massive et systématique des sciences grecs et indiennes a été mise en place. Ce qui a ensuite soutenu le rayonnement scientifique et économique arabe pendant plusieurs siècles. La traduction permet en effet de s'approprier la compétence de l'autre mais surtout de l'enrichir avec sa culture et son propre vocabulaire, et ainsi de créer une chose nouvelle. Or la technologie et le numérique changent la donne. Il devient progressivement en effet de plus en plus facile et peu coûteux de traduire. L'erreur historique de l'Europe serait précisément d'abandonner la diversité linguistique au moment précis où la technologie permet d'en réduire tous les inconvénients.

 Utiliser la langue de son partenaire

Il est paradoxal de constater que la plupart des européens dialoguent et échangent presque uniquement dans une langue qui leur est étrangère. La qualité des relations européennes gagnerait beaucoup à restaurer la capacité des européens à apprendre et à utiliser la langue de leur partenaire. L'apprentissage de l'allemand, de l'espagnol, du français et de l'anglais est fondamental pour la construction européenne. Ces langues sont aussi une opportunité pour l'Europe de se projeter vers le monde et les émergents. Les langues latines sont en effet celles dont la croissance du nombre de locuteurs est actuellement la plus forte. En 2050, environ 1,6 milliards d'individus devraient parler le français, l'espagnol, l'allemand et le portugais. L'Europe ne doit pas créer une rupture avec ses langues qui sont la garantie de liens culturels et économiques forts avec le reste du monde.

 Un sentiment de discrimination

Enfin, d'un point de vue politique, l'utilisation massive de « l'anglais simplifié » dans les médias, la publicité et au niveau institutionnel a probablement entretenu un sentiment de discrimination et d'anxiété sociale auprès de la population européenne. Les élites sont ainsi souvent perçues comme anglophiles alors que l'essentiel de la population ne parle pas ou peu anglais. Cette situation ne peut conduire qu'à des réflexes politiques populistes et négatifs. L'Union européenne doit enfin faire des langues nationales est un sujet de cohésion, d'adhésion et de rassemblement.

 Promouvoir la diversité linguistique

Dans cette perspective, l'Europe doit être exemplaire et s'imposer comme le premier promoteur et défenseur de la diversité linguistique. Ce qui devra passer par une politique de traduction massive des lois, des sciences, des arts mais aussi de l'économie européenne. Chaque citoyen européen doit pouvoir créer dans sa langue et disposer des moyens intellectuels et technologiques d'échanger facilement avec ses partenaires européens. Pour cela, la création d'un écosystème numérique européen de la traduction et la constitution de liens avec les pays hispanophones ou encore francophones seront décisifs. Il sera aussi probablement nécessaire de mettre en place des obligations de diffusion et publication en langues européennes. Ceci afin de permettre la création permanente de nouveaux mots et concepts. Il ne s'agit aucunement de replier et renfermer l'Europe uniquement sur ses langues, mais de recréer les conditions de la création, de l'innovation, de la production et donc de la capacité de l'Europe à se différencier et exister dans le monde.

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Commentaire 1
à écrit le 03/02/2017 à 10:37
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Merci pour cet article et ces propos si sages. Il est évident que l'apprentissage des langues étrangères développe singulièrement la capacité cognitive permettant entre autre de permettre au suje de changer de contexte régulière, d'être obligé de rem...

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