« De la fée électricité à la déesse énergie » (Géraldine Mosna-Savoye)

CHRONIQUE - Philosophe et productrice sur France Culture, Géraldine Mosna-Savoye tient une chronique dans T La Revue de La Tribune. « De la fée électricité à la déesse énergie » est issue de T La Revue N°13 - « Energies, la France qui innove », actuellement en kiosque.
(Crédits : DR)

Il y a quelques jours, comme tous les mois, j'ai reçu, et j'imagine que c'est votre cas également, une facture d'électricité. Celle-ci, d'ailleurs, ne s'appelle pas « facture d'électricité » mais prend le nom un peu pompeux de « facture énergie ». Comme si la pilule allait mieux passer, comme si le mot « énergie » sonnait mieux.

Et c'est vrai, non pas que la pilule passe mieux (une facture reste une facture), mais que « énergie », c'est plus joli, c'est plus musical. Il y a même quelque chose de magique. Si l'on n'est pas ingénieur, ou au moins un peu scientifique, l'énergie évoque une puissance énigmatique, capable d'agir à distance, de délivrer une force en appuyant sur un simple bouton, d'animer tout un réseau d'un seul clic.

C'est ainsi que la « fée électricité » s'est muée en « déesse énergie », plus globale, plus totale, plus mystique encore. Plus irremplaçable. Qui imaginerait vivre sans elle ?

C'est pourtant ce qu'a imaginé l'écrivain René Barjavel dans son roman dystopique Ravage, publié en 1943. France, juin 2052. Le pays ne fonctionne plus qu'à l'électricité : transports, nourriture, communications, routes et voitures volantes, et même les sépultures, rien n'échappe à son pouvoir et les humains y sont totalement soumis.

Quand le réseau s'arrête, sans aucune raison, c'est donc le monde qui s'arrête. Ou, plutôt, qui s'écroule. Comment se nourrir si la viande n'est plus produite en usine ? Comment se déplacer si l'on ne sait même plus descendre des escaliers ? Comment être au courant sans courant ?

Scènes de sidération, d'incendies, de tueries, sans oublier d'anthropophagie, René Barjavel n'épargne rien au lecteur. La désorientation est telle que les hommes et les femmes, livrés à eux-mêmes, ne savent plus de quoi ils sont faits eux-mêmes. C'est pourtant bien la question : que nous reste-t-il quand il n'y a plus rien ou, plutôt, quand il n'y a plus d'énergie ?

Barjavel, lui, a la réponse : l'énergie humaine. Le héros du roman, François Deschamps, fort de son enfance passée en Provence (région résistant au progrès technique et technologique dans le récit), mais surtout d'une confiance indéniable en lui-même, accompagné d'un petit groupe, saura trouver l'énergie pour survivre.

François Deschamps nous révèle ce paradoxe : on peut avoir plus d'énergie sans énergie. Mais comment s'en souvenir quand l'énergie ne désigne désormais plus que des prouesses techniques et des prothèses technologiques ? C'est toute l'ambiguïté d'une facture qui ne se nomme plus « électricité » mais « énergie ».

Certes, c'est poétique... mais dans l'esprit se produit un glissement : l'énergie, ce ne sont plus les humains qui semblent en produire mais des fils conducteurs, ce n'est plus nous mais des centrales, des tuyaux et des stocks.

Plus on a de l'énergie, plus on a des coups de pompe, c'est un comble. À force, on en deviendrait presque nostalgique : comment on faisait avant, sans tout ça, sans toute cette énergie ? Et si c'était mieux avant, quand on ne pouvait que compter sur notre propre dynamisme ?

Le problème, c'est qu'à force de regretter l'énergie humaine, on n'en vient pas seulement à être passéiste, on en vient à s'épuiser soi-même et à opposer ce qui ne devrait pourtant pas l'être, l'énergie de nos mains et l'énergie des machines.

Dans le roman de Barjavel, François Deschamps a beau sauver le monde et en reconstruire un autre, sans technologies, il ne fait que soumettre les autres à son propre programme, canalisant et s'octroyant leur énergie, se servant d'eux comme de purs carburants.

Or, l'énergie n'est pas seulement qu'une puissance servant à animer des corps, elle n'est pas qu'une force informe au service de n'importe quel but. On doit bien en faire quelque chose, la modeler, la diriger, la conduire.

Qu'il s'agisse d'électricité ou de puissance physique, que l'énergie soit là ou qu'elle disparaisse, une question devrait s'imposer : à quoi nous sert-elle ? Qu'est-ce que l'on en fait ? Et on devrait même aller plus loin, pas uniquement remettre en question notre usage de l'énergie, dans un but écologique ou économique, mais interroger le rapport à notre propre énergie.

Qu'est-ce qui m'anime ? Qu'est-ce qui mérite que je m'agite ? Que je sois énergique ? Où, pour qui, dans quoi, ai-je envie de mettre mon énergie ? À quel moment être intense ? De la débauche d'énergie à l'épuisement total, nous devrions pouvoir choisir où et comment injecter ces flux vitaux.

Mais non, tout se passe comme si l'énergie ne dépendait plus de nous. Où passe donc cette énergie que, pourtant, l'on produit, que l'on a en nous-mêmes ? Comment nous est-elle devenue étrangère, semblant apparaître et disparaître à son gré ?

Bizarrement, et alors que l'on ne cesse d'être appelé à la performance, à la volonté, à l'investissement, on ne cultive jamais ce qui permet d'accomplir toutes ces injonctions, ce qui en est la condition : l'énergie elle-même.

Comment savoir ce que l'on veut si l'on ne sait pas ce que l'on peut ? Comment s'investir si l'on ne connaît pas ses forces, ou si l'on n'a même pas le luxe de se demander si l'on en avait la force ?

L'énergie n'est pas seulement une force physique, elle est aussi un trait de caractère. Vigueur, persévérance, dynamisme, chacun d'entre nous en dispose. Chacun en est doté. Chacun en est son propre fournisseur.

En cela, l'énergie a bien quelque chose de magique : elle est ce qui nous donne vie. Elle a bien quelque chose de poétique : elle est cette petite musique intérieure qui nous anime, qui nous donne envie de bouger, de danser et de courir. Ne l'oublions pas : avant de nous demander quoi faire sans énergie, rappelons-nous de celle que nous avons en nous.

C'est exactement ce qui se passe à la fin du Ravage de Barjavel (ne lisez donc pas ces lignes si vous voulez le découvrir vous-même), François Deschamps, le héros survivaliste devenu vieux, ne supporte pas la découverte d'un jeune homme, craignant le retour d'une vie assistée : celle de la machine.

Celui-ci, pourtant, avait mis toute son énergie, créatrice, intellectuelle, à fabriquer ce qui permettrait aux autres de mettre la leur dans des projets à eux. N'est-ce pas lui, le véritable héros ?

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T 13

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Commentaires 2
à écrit le 19/03/2023 à 17:30
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L'énergie, c'est de la richesse : Moins d'énergie, plus de pauvreté

le 19/03/2023 à 17:57
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En remplaçant (moi-même) ma VMC (48kWh/mois) par une économe -500kWh/an à me fournir. La nouvelle chaudière gaz HPE de fin août semble consommer 3-4 fois moins de courant que l'ancienne (Chaffot*Maur* de 15 ans) -300kWh/an, économisés, à confort égal...

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