De la feuille de route à la feuille de doutes

CHRONIQUE. L'« Homo economicus » est capable de prévoir de mieux en mieux, et pourtant le futur semble lui échapper de plus en plus. Par Karl Eychenne, chercheur chez Oblomov & Bartleby
(Crédits : DR)

L'avenir est obtus, mais l'« Homo economicus » insiste. On le comprend. L'aléa lui a toujours paru incertain. Il use donc de tous les moyens mis à sa disposition afin de détricoter la pelote des possibles. Théories économiques, modèles de croissance, et aujourd'hui la cucurbite 2.0 : le couple Machine Learning - Big Data. Sauf que depuis quelque temps, le futur drape le présent d'un voile de l'ignorance bien plus sombre. Et pour cause, ce voile est doublé.

Il y a d'abord le guignon, la tartine qui tombe du mauvais côté un nombre de fois improbable. Le virus planétaire, les chars en Europe, l'inflation hystérique. À elle seule, cette mauvaise série aura suffi à noircir la feuille de route à suivre. L'encre est devenue ombre, pour paraphraser Philippe Jaccottet le poète du verger. Concrètement, l'avenir économique devient flou. Pour preuve, la récession était encore anticipée il y a quelques semaines en zone euro. Puis, le mythe du déluge a fait pschitt. Jusqu'à ce que tout récemment, le spectre d'une panique bancaire arrive par derrière. Rarement, les prévisionnistes n'auront fait preuve d'un tel éclectisme, dépassant le traditionnel clivage entre iconoclastes (hétérodoxes) et iconodules (orthodoxes).

Mais il y a plus dérangeant que le guignon : c'est l'horizon long

Le long terme est devenu plus incertain encore que le court terme. Cela peut paraitre naturel pour le commun des mortels, mais cela ne l'est pas du tout pour l'Homo economicus. Lui considère l'avenir comme le moment du retour à la normale après l'exubérance du présent. Un retour vers le sentier de croissance pour parler comme l'économiste. Sauf que ce long fleuve tranquille fait aujourd'hui l'objet de toutes les spéculations.

À l'origine du mal, la productivité du travail, tellement prometteuse et tellement décevante. Cette productivité croît bien plus mollement qu'anticipé malgré l'essor des nouvelles technologies. On pourrait croire alors que la nouvelle économie a perdu sa virginité. Au contraire elle a motivé un clivage historique entre les experts. Aujourd'hui, certains pensent que le meilleur est à venir, quand d'autres n'y croient plus du tout (the productivity riddle, supporting long-term economic growth in EU, Briefing, European Parliament, 2018 ; Key factors behind productivity trends in euro area countries, ECB Economic Bulletin, 2021)

Lorsque l'incertitude enserre à ce point la projection dans l'avenir, le message délivré par les marchés financiers vaut toujours le coup d'œil. En effet, le comportement des marchés peut être instructif si les prix des actifs conjuguent élégamment les anticipations et les préférences des investisseurs. Ou bien il peut être récréatif, si ces mêmes prix déraisonnent. Quelle que soit la lecture que l'on fait du prix des actifs, ce que l'on peut dire c'est que les niveaux actuels ne semblent ni catastrophistes ni angéliques. Cela peut passer pour de sages anticipations ou bien de la sidération de la part des investisseurs. Qu'importe. Ce qui est important dans le message que semble nous livrer le marché, c'est qu'il ne prend aucune direction. Ce qui est généralement ce qui se produit lorsque l'on ne sait pas où aller.

Et pourtant, l'« Homo economicus » y a cru très fort

En effet, armé de nouveaux instruments de torture pour faire parler les données, il pensait que l'avenir allait enfin faire tomber le masque. À sa décharge, il est vrai que le couple infernal Machine Learning - Big data produisait des résultats spectaculaires dans bien des domaines. Manifestement pas encore dans le domaine économique ou financier, où les lendemains restent impénétrables. Ignorabimus economicus reste le personnage principal de la scène. En économie comme dans d'autres domaines, l'Homme n'est pas encore parvenu à se rendre le monde tout à fait disponible.

Pour terminer, signalons qu' « Homo economicus » n'a pas toujours eu cet air hébété. Il fut un temps où il imagina un point de fuite à son horizon des possibles, de quoi gribouiller une feuille de route pour un avenir désirable. Emporté par son élan, il crut même pouvoir formaliser le point de fuite en un point fixe, joujou mathématique capable de transformer le banal en optimal. La feuille de route traçait alors une géodésique parfaite. Mais cette feuille de route est aujourd'hui devenue une feuille de doutes, un sacré brouillon. Le point de fuite a mu en point aveugle.

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