« Jacques Delors, ça n’était pas le “en même temps” » (Jean-Pierre Jouyet, ancien secrétaire général de l'Élysée)

ENTRETIEN - Le patron des équipes de l’Élysée sous François Hollande et ancien ministre de Nicolas Sarkozy fut, au début de sa carrière, chef de cabinet du président de la Commission européenne. Outre une personnalité politique hors-normes, il raconte un Delors intime, infatigable travailleur et passionné de vélo.
Caroline Vigoureux
Jean-Pierre Jouyet, ancien secrétaire général de l'Élysée.
Jean-Pierre Jouyet, ancien secrétaire général de l'Élysée. (Crédits : ©Astrid DI CROLLALLANZA/opale.photo)

Il fut chef de cabinet de Jacques Delors lorsque ce dernier présidait la Commission européenne. Jean-Pierre Jouyet revient pour La Tribune Dimanche sur la personnalité et l'héritage de l'un des principaux artisans de la construction européenne, décédé mercredi à l'âge de 98 ans.

LA TRIBUNE DIMANCHE - C'était comment de travailler avec un homme comme Jacques Delors ?

JEAN-PIERRE JOUYET - Je dois dire que c'est lui qui m'a appris à travailler. Il nous demandait parfois le matin : « Avez-vous bien dormi ? » Puis il ajoutait : « Eh bien moi, je n'ai pas dormi parce que j'ai travaillé sur tout ce que vous avez fait. » Il préparait méticuleusement chaque réunion de la Commission. Il en était de même de tous les rendez-vous qu'il pouvait avoir avec les chefs d'État et de gouvernement, et de chacun de ses déplacements. C'était aussi un animateur d'équipe absolument extraordinaire.

Comment décririez-vous sa personnalité ?

Jacques Delors était d'une intégrité exceptionnelle, il croyait très fortement à l'engagement, il avait ses convictions et essayait, par la concertation, de les faire partager. Jacques Delors aimait aussi la vie, c'était un bon vivant. Et il avait des goûts extrêmement populaires en matière de musique, de sport. Il aimait bien sûr le football et surtout le cyclisme. Sa fascination pour le cyclisme m'a toujours emporté. Quand il y avait des interséances au Parlement européen ou à la Commission, il me disait : « Jean-Pierre, regarde la fin de l'étape pour savoir qui mène, et prends les écarts à la seconde près des coureurs. » C'était ça aussi, Jacques Delors. Même dans des moments de plaisir, sa rigueur était intacte.

Comment qualifieriez-vous le delorisme ?

Le delorisme, c'est avant tout l'humanisme qui concilie économie et social. C'était une efficacité juste au service de l'homme et de l'humanité, une sorte de social-démocratie avec des aspects démocrates-chrétiens, liés aux racines chrétiennes de Jacques Delors.

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Le delorisme, est-ce aussi l'art du compromis ?

Oui, c'est essentiel. Moi, ce qui me frappait chez Jacques Delors, c'est l'importance qu'il attachait à la concertation, bien sûr politique, mais aussi sociale. Il cherchait tous les ans à rencontrer les responsables syndicaux européens. Pour lui, la concertation était essentielle à toute démarche politique.

Le 11 décembre 1994, Jacques Delors annonce qu'il ne sera pas candidat à l'élection présidentielle. Avez-vous compris le sens de son renoncement ?

Les premiers éléments sont d'ordre personnel et familial. Il ne faut jamais oublier que Jacques Delors et son épouse ont perdu un fils très tôt. Ils attachaient tous les deux une importance considérable à la vie personnelle. Sa femme et sa fille, Martine, tenaient une place extrêmement importante et qu'il souhaitait, au-dessus de tout, préserver. Le deuxième élément, c'est que Jacques Delors était démocrate-chrétien et social-démocrate. Il se disait donc que, s'il était élu, il devrait rassembler les centristes, de François Bayrou ou de Jacques Barrot à l'époque jusqu'aux socialistes, alors incarnés par Henri Emmanuelli, Lionel Jospin, Laurent Fabius... Il n'était pas sûr que cela puisse se faire. Troisièmement, il se disait qu'il n'aurait pas toutes les compétences voulues pour exercer ces responsabilités politiques. Une fois, j'étais avec lui à Strasbourg. On regardait tous les deux Jacques Chirac à la télévision et il m'a dit : « Vous voyez, moi, je ne pourrais pas faire ce qu'il fait ni m'exprimer comme ça. » Il trouvait parfois qu'il y avait une mise en scène dans la politique et que les éléments de sa personnalité ne concouraient pas toujours à ce décorum.

Il faisait preuve d'une abnégation sans équivalent pour consacrer son attention aux êtres humains

Jean-Pierre Jouyet

Jacques Delors disait de lui-même : « Il me manque une qualité capitale pour un homme politique : croire en moi. » Avait-il raison ?

Ceux qui travaillaient avec lui pourraient lui faire ce reproche, il ne croyait pas suffisamment en lui. Et il ne pensait pas avoir toutes les qualités nécessaires face au suffrage universel. Nous étions persuadés du contraire. À l'époque, il dominait l'ensemble politique européen et français. Mais lui avait cette modestie. Il estimait qu'il comprendrait mieux les choses en prenant davantage de retrait. C'est la seule personnalité que j'ai rencontrée qui ne courait jamais après un mandat. Il avait une humilité très forte, voire trop forte.

Qui est l'héritier de Jacques Delors aujourd'hui ?

Je n'en vois pas qui soit aussi complet que lui. Ni qui ait ce volontarisme qui l'animait pour faire les choses et cette considération pour les autres. Vraiment, il faisait preuve d'une abnégation sans équivalent pour consacrer son attention aux êtres humains.

Il n'y a rien, selon vous, chez Emmanuel Macron qui relève du delorisme ?

Ça ne s'apparente pas au delorisme en tant que tel. Jacques Delors, ça n'était pas le « en même temps ». Plusieurs personnes chez les socialistes se sont bien sûr inspirées du delorisme. Mais je n'ai pas vu de responsables politiques qui lui aient correspondu. Même s'il a beaucoup influencé François Hollande, comme tous ceux qui ont fait les transcourants avec lui.

Jean-Pierre Chevènement dit aujourd'hui que « Jacques Delors a infusé dans la politique française une dose de néolibéralisme supérieure à toutes celles qu'il lui était possible d'imposer par la voie légale normale ». Êtes-vous d'accord avec lui ?

C'est absolument faux, Jacques Delors n'était pas un libéral. Il cherchait à tenir compte des réalités économiques. Il travaillait beaucoup sur tout ce qui était coopération et solidarité. Donc on ne peut vraiment pas le traiter de néolibéral. Mais il est certain qu'il souhaitait véritablement que les socialistes acceptent les réalités économiques et en tiennent compte pour faire en sorte que le Parti socialiste soit le plus social-démocrate possible.

Comment qualifieriez-vous la relation Mitterrand-Delors ? Est-ce qu'ils se comprenaient ?

Ce que j'ai vu au niveau européen et avant 1995, c'est une relation d'estime réciproque. Ils se comprenaient pour vraiment faire avancer l'Europe. C'est quand même Jacques Delors qui a emmené François Mitterrand sur l'Acte unique européen. Et c'est grâce à Jacques Delors que l'on a pu avoir le traité de Maastricht. Lorsqu'il y avait des difficultés entre Helmut Kohl et François Mitterrand, il servait véritablement de trait d'union entre les deux hommes pour essayer de trouver les compromis nécessaires.

L'ancien chancelier allemand Helmut Kohl a beaucoup soutenu Jacques Delors. Se retrouvait-il davantage dans la classe politique allemande que dans la classe politique française ?

Il se reconnaissait dans les deux. Ce qui l'intéressait dans la politique allemande et qu'il regrettait dans la politique française, c'est qu'il n'y ait pas suffisamment de mouvements de coalition et de compromis. Il aimait chez les Allemands la combinaison de la compétitivité économique et de la justice sociale.

Quel est votre souvenir le plus marquant avec Jacques Delors ?

C'est lorsqu'il a fait ses adieux au Parlement européen. C'était tout à fait remarquable dans le discours et notamment dans l'accueil qui lui a été réservé par tous les parlementaires européens. C'était d'une extrême émotion et c'est pour ça qu'aujourd'hui on se sent orphelin. Jacques Delors a été le plus politique des présidents de la Commission européenne. Malgré le talent de responsables européens comme Angela Merkel ou aujourd'hui Ursula von der Leyen, il n'y a pas d'équivalent à Jacques Delors, il n'y a pas d'égal.

Caroline Vigoureux

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Commentaire 1
à écrit le 01/01/2024 à 10:59
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Oui, ce n'était pas le "en même temps", c'était "tout le monde en Europe". Et la fuite en avant vers l'élargissement forcené de l'Union Européenne a tué le peu de construction européenne que nous avions. L'oeuvre d'un visionnaire, assurément...

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