"Jean-François Revel fut l'un des rares à être libéral à la fois en économie et en politique"

Il y a 10 ans, le 30 avril 2006, disparaissait une figure des lettres et du journalisme, Jean-François Revel. Auteur d'une oeuvre variée, célébrée du grand public, ce philosophe de formation évolua de la gauche vers le libéralisme. Quel est son héritage aujourd'hui? Réponse avec le philosophe Alain Laurent, qui fut son ami, directeur de la collection "Bibliothèque classique de la liberté" aux éditions Les Belles Lettres.
Robert Jules
"Jean-François Revel avait le souci extrême de s'appuyer sur des faits, une préoccupation qui lui venait de son travail de journaliste. Il affectionnait d'ailleurs l'expression d'« aveuglement volontaire » pour caractériser l'oubli des faits par la gauche. Il défendait une forme d'empirisme qu'il liait au libéralisme." (Alain Laurent)

Dix ans après la mort de Jean-François Revel dont vous avez été très proche, quel héritage retenez-vous de son œuvre ?

Je vois un double héritage. Le premier, évident, c'est celui de la lutte contre le communisme, aujourd'hui défait du moins dans sa forme institutionnelle. En France, d'ailleurs, Revel garde cette image d'un pamphlétaire anti-communiste, à laquelle la presse l'a rapidement réduit lorsqu'il est mort en 2006. Le deuxième héritage, moins connu et pourtant fondamental, c'est son libéralisme que je qualifierai d'à la fois raisonné et intégral. Il fut en effet l'un des rares acteurs à son époque à être libéral à la fois en économie et en politique. Il avait développé une pensée personnelle qui avait intégré tous les aspects du libéralisme dont il pensait qu'il servait d'abord à réformer nos Etats.

Aujourd'hui, c'est tout le contraire, le libéralisme est éclaté en plusieurs courants, que l'on peut regrouper en deux tendances : ceux qui le réduisent à la seule défense du capitalisme y compris dans sa version « ultra », ce qui n'était pas le cas de Revel, qui au contraire y voyait le seul système capable d'en corriger les excès ; et ceux qui se réclament d'un libéralisme politique de gauche, progressiste, que l'on retrouve, par exemple, dans l'actuelle promotion d'un revenu universel et inconditionnel de base de facture collectiviste. Ces libéralismes en dérive, Revel les combattait.

C'est la raison pour laquelle à mon grand regret je ne lui vois pas aujourd'hui d'héritiers directs. Si nul n'est irremplaçable, il arrive qu'on ne soit tout de même pas remplacé !

Quels sont les ouvrages qui vous semblent au mieux représenter ce libéralisme de Revel ?

Il y a évidemment "La tentation totalitaire" (1976), où il analysait les régimes qui se réclamaient du socialisme comme l'URSS. L'argumentaire n'a pas pris une ride sur le fond. Et puis il y a les livres publiés après 1978, qui montrent la façon dont son libéralisme a évolué, lui qui se revendiquait, il faut le rappeler, de gauche. Il fut d'ailleurs un proche de François Mitterrand. Deux événements y ont contribué : la fin du programme commun de la gauche en 1978 et l'élection à la présidence de François Mitterrand en mai 1981, qu'il n'avait d'ailleurs pas prévue. Cette évolution est présente dans « Comment les démocraties finissent » (1983) et « Le regain démocratique » (1992). Dans ce dernier ouvrage, toujours d'actualité, il fut l'un des premiers à avertir du danger que représentait la montée d'un islamisme totalitaire, qu'il voyait venir après l'affaire du port du voile par des lycéennes à Creil en 1989, année qui a aussi vu la condamnation à mort de l'écrivain Salman Rushdie après la « fatwa » lancée par l'ayatollah Khomeini  pour sa publication des « Versets sataniques ». Il voyait dans cet islam radical un phénomène totalitaire menaçant la liberté individuelle. C'est dans cette période que le mot libéral apparaît de plus en plus fréquemment dans ses écrits.

De même, après la chute du mur de Berlin, Revel s'est demandé comment aller évoluer le monde, et il fut à nouveau parmi les premiers à pronostiquer la montée liberticide du phénomène du « politiquement correct ».

Et dans la période plus récente ?

Il y a évidemment ses deux derniers grands livres : « La Grande parade » sous-titré « Essai sur la survie de l'utopie socialiste » (2000) et « L'Obsession anti-américaine » (2002). Dans le premier, ses prises de positions deviennent radicalement libérales. Il y fustige « les sociétés de redistribution étatique » et leur « fiscalité spoliatrice ».

Ce furent tous des best-sellers, comment l'expliquez-vous ?

Il y a évidemment les thèmes traités, mais pas seulement. Revel avait aussi le souci extrême de s'appuyer sur des faits, une préoccupation qui lui venait de son travail de journaliste. Il affectionnait d'ailleurs l'expression d'« aveuglement volontaire » pour caractériser l'oubli des faits par la gauche. Il défendait une forme d'empirisme qu'il liait au libéralisme. Et puis il y avait son style. Son écriture était précise, féroce, drôle, sarcastique. La forme et l'expression avaient une grande importance à ses yeux. Il mettait beaucoup de soin à ciseler ses phrases, la concision lui importait beaucoup. Il faut ajouter qu'il a bénéficié de ses passages à la télévision. Sa polémique avec Georges Marchais, secrétaire général du Parti communiste français, dont Revel a prouvé qu'il s'était rendu volontairement en Allemagne pour effectuer son STO lui a donné accès à un large public. II y avait également ses chroniques dans les différents hebdomadaires pour lesquels il a travaillé, en particulier le Point et l'Express, qui étaient appréciées d'un public à qui il apportait une réponse dans le cadre d'un libéralisme au sens large. Et puis transparaissait son image de bon vivant, fin gastronome.

C'était un redoutable polémiste...

Oui, c'était dans son tempérament, il était d'origine marseillaise ! Mais il considérait qu'un polémiste se devait d'avoir des arguments solides, ce qui impliquait de travailler sérieusement. C'était sa marque de fabrique. Pour autant, il n'avait rien d'un imprécateur. Il considérait qu'il y avait dans le monde un nombre d'impostures qu'il fallait dénoncer et combattre. C'est la raison pour laquelle il était détesté par certains, notamment chez les intellectuels. Mais il faut souligner son courage, il n'hésitait pas à s'attaquer à des idoles.

Philosophe de formation, il va rompre avec éclat avec la philosophie d'ailleurs...

Oui, les premiers livres qu'il publie sont en effet des pamphlets : « Pourquoi des philosophes ? » (1957) et « La cabale des dévots » (1962). Cela lui vaudra d'être critiqué par nombre de philosophes de l'époque mais pas par tous. Je dois dire que c'est en lisant ces ouvrages séminaux que je suis devenu philosophe, cette façon de remettre en cause les idées m'avait beaucoup séduit.

Il n'avait pas que des amis...

Surtout chez les journalistes. Le Monde le traitait de « réactionnaire » et certains sont allés jusqu'à le traiter de « fasciste ». Seul le chroniqueur philosophique Roger-Pol Droit a rendu compte de son travail avec honnêteté. On lui faisait payer chèrement ce péché suprême qui était de s'affirmer « anti-communiste ». Il n'avait pas la profondeur conceptuelle d'un Raymond Aron, qui se montrait moins polémique, plus subtil. C'était insupportable pour l'intelligentsia.

Il a toutefois bénéficié en 1977 du soutien des « nouveaux philosophes », lancés par Bernard-Henri Lévy ?

C'était surtout un combat commun contre le totalitarisme. Revel les trouvait intellectuellement hémiplégiques. Ces anti marxistes n'ont pas compris qu'ils devaient devenir libéraux. Le seul mouvement auquel il a pris part fut le CIEL (Comité des intellectuels pour une Europe des libertés) qui menait un combat antitotalitaire. Revel en était l'une des chevilles ouvrières, avec Raymond Aron et Eugène Ionesco. Aucun « nouveau philosophe » n'y participait.

Sur le plan théorique, comment s'est constitué le libéralisme de Revel qui venait de la gauche ?

C'est vrai que sa formation initiale est classique, plutôt philosophique et politique, et qu'il est originellement à gauche. Sa pensée va évoluer entre 1975 et 1978.

Cela a commencé après la publication de son ouvrage « Ni Marx ni Jésus » (1970), dans lequel il s'exprime encore comme un démocrate américain. Grâce à ce livre, qui fut un best-seller international, il a été invité à faire de nombreuses conférences aux Etats-Unis. Grand voyageur et polyglotte, c'est là-bas qu'il a véritablement découvert non seulement l'œuvre de Friedrich Hayek, mais aussi par exemple celle d'un économiste français du XIXe siècle, Frédéric Bastiat. Et puis le contexte de l'époque est favorable à une telle ouverture. Quand les socialistes et communistes français arrivent au pouvoir en 1981, la séquence est plutôt libérale sur la scène internationale. Margaret Thatcher dirige la Grande-Bretagne et Ronald Reagan est président des Etats-Unis. Bastiat était d'ailleurs l'un des auteurs préférés du président américain. Il disait l'avoir découvert et lu quand, employé par General Electric, il s'en inspirait pour les conférences qu'il donnait sur le libéralisme dans les usines du groupe industriel. De fait, le libéralisme de Revel s'est nourri à différentes sources. Son grand ami l'écrivain péruvien Mario Vargas Llosa connaîtra une évolution similaire, qui de sartrien deviendra libéral.

Revel est également un défenseur du rationalisme...

C'est fondamental chez lui. Il défend la raison critique et ouverte, comme on le voit dés ses premiers ouvrages qui polémiquent contre les arrogantes présomptions d'une certaine philosophie. Cet usage de la raison conduit à intégrer les faits dans notre réflexion, même s'ils remettent en cause nos idées. Il avait cette qualité rare de savoir s'autocritiquer. C'est la raison pour laquelle on ne peut pas le réduire à un homme de droite, surtout de la droite d'aujourd'hui. C'est précisément parce qu'il était rationaliste, et d'un rationalisme profondément laïque, qu'il n'était ni nationaliste ni réactionnaire.

Propos recueillis par Robert Jules

Sur Jean-François Revel, il existe deux biographies intellectuelles :

- Pierre Boncenne "Pour Jean-François Revel" (éditions Plon).

- Philippe Boulanger "Jean-François Revel, la démocratie libérale à l'épreuve du XXe siècle" (éditions Les Belles Lettres). Issu d'une thèse universitaire, l'ouvrage se focalise sur le libéralisme de Revel.

Un site lui est consacré, avec de nombreux documents: www.chezrevel.net

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ENCADRE

Alain Laurent (*): "Nous avons développé une fixation étonnante sur le passé"

Vous dirigez depuis 12 ans aux éditions des Belles Lettres une collection « La bibliothèque classique de la liberté » qui compte aujourd'hui plusieurs dizaines de titres. Quel bilan tirez-vous ?

Mon projet initial était de mettre à la disposition du grand public des ouvrages qui s'intègrent à la tradition libérale au sens large, qu'ils soient méconnus, épuisés ou étrangers. Avant l'avènement d'internet, il faut rappeler que l'accès aux sources relevait d'un travail de bénédictin. C'est cette raison qui m'a poussé à proposer ce projet aux éditions Les Belles Lettres. Son patron d'alors, Michel Desgranges, l'a soutenu en sachant qu'il s'inscrivait dans le long terme (suivi en cela par Caroline Noirot, qui a pris sa relève). Je voulais permettre la réappropriation d'un libéralisme classique qui n'a rien à voir avec ce qu'on appelle désormais sans trop de rigueur intellectuelle, le « néo-libéralisme ».

Nous avons commencé avec l' « Essai sur les limites de l'Etat » de Wilhelm von Humboldt et le « Commentaire sur l'ouvrage de Filangieri » de Benjamin Constant. Ce dernier était considéré comme uniquement libéral en politique, en religion, or il l'était aussi en économie ou, comme on disait à l'époque, en industrie. Il illustrait comment un libéral s'oppose à l'emprise de l'Etat.

Nous avons ainsi  publié des auteurs aussi différents que Proudhon, Frédéric Bastiat, Murray Rothbard ou encore Ayn Rand. Notre plus grand succès est « La révolte des masses » de José Ortega y Gasset, dont le succès et les ventes ne se démentent pas. Ce philosophe espagnol n'est pourtant pas un libéral forcené. Les livres de Friedrich Hayek, qui sont ses recueils d'articles, se sont également très bien vendus, malgré leurs prix élevés et leur technicité.  Précisons que chaque ouvrage comporte une introduction par un spécialiste qui remet le texte en perspective.

Aujourd'hui, avec près de 25 titres publiés, cette collection est bien installée dans le paysage de l'édition français, un succès qui est la preuve de son ouverture davantage que d'un quelconque engagement idéologique. Car je veille par dessus tout à ce que mes préférences personnelles n'interfèrent pas avec mes choix éditoriaux.

Quels sont vos projets ?

Nous allons continuer à mettre à la disposition du grand public des textes originaux. Fin octobre 2016, nous publierons une traduction inédite des « Conférences et discours » de Margaret Thatcher. Quand on les lit, on s'étonne de voir combien en France son image si décriée ne correspond pas à la réalité. On y verra une femme dont le combat politique est aujourd'hui à redécouvrir, d'autant qu'elle l'a mené avec un rare courage dans un contexte qui n'est pas sans rappeler celui d'aujourd'hui en France.

Par ailleurs, nous avons récemment lancé une autre collection de textes plus courts d'auteurs classiques comme Tocqueville ou encore John Stuart Mill qui illustre avant l'heure la version « sociale-libérale » dont on parle tant. Cette collection s'appelle « (petite) bibliothèque classique de la liberté ».

Une autre collection, « Penseurs de la liberté », accueille des biographies intellectuelles d'auteurs épris de liberté individuelle: on y trouve le « Jean-François Revel » de Philippe Boulanger,  le « John Law » de Nicolas Buat ou encore un « Ayn Rand , la passion de l'égoïsme rationnel» que j'ai signé - et tout récemment « Les ordolibéraux » allemands de Patricia Commun. Et bientôt des travaux sur Alain, J. S . Mill, Ortega y Gasset et même Alexandra David-Neel...

Comment expliquez-vous ce rejet persistant du libéralisme en France ?

Il a des racines historiques, la France est un des rares pays où demeure un attrait pour le pire de la révolution française, pour le communisme, et un rejet de l'anticommunisme. Le marxisme y a imprégné durablement les esprits, à la différence de l'Italie, où malgré un parti communiste qui fut important, il a pratiquement disparu. En France, l'entreprise est toujours considéré comme un lieu d'exploitation et non de création de richesses. De même, on y considère que les avantages acquis ne peuvent pas être remis en cause même si les circonstances ont complètement changé. En conséquence, toute évolution est bloquée. L'opposition frontale à la loi Travail même édulcorée l'illustre.

En outre, nous avons développé une fixation étonnante sur le passé. Cela se manifeste par des célébrations continuelles d'événements de notre histoire. Comme si nous considérions que ce qui a été acquis jadis doit demeurer à jamais. Regardez ce qui s'est passé place de la République avec « Nuit debout », dont les protagonistes voulaient rejouer « la Commune de Paris ». Ou encore le regard convenu sur un Front National quasiment devenu social-étatiste quand on voit ressurgir des expressions comme « bête immonde », qui caractérisait la critique du fascisme de années 1930 mais ne dit absolument rien sur ce qu'est le FN aujourd'hui, là où il faudrait une analyse infiniment plus contextualisée.

Cette fixation obsessionnelle sur le passé qui bloque le présent et empêche toute évolution positive dans le futur est, il faut le dire, une malencontreuse spécificité nationale (la trop fameuse « exception culturelle »!)

Propos recueillis par Robert Jules

(*) Alain Laurent est l'auteur de nombreux ouvrages dont le monumental "Les penseurs libéraux", 928 pages, éd. Les Belles Lettres, co-écrit avec Vincent Valentin.

Il fera paraître en octobre chez le même éditeur: "L'autre individualisme, une anthologie".

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