King, Keynes et Knight : plongée au cœur d'une économie incertaine

Il aura - malheureusement - fallu attendre la crise financière mondiale de 2008 pour que Lord Mervyn King et consorts prennent à nouveau conscience que de nombreux événements futurs sont tout bonnement impossibles à prévoir et à intégrer dans les modèles économiques. Par Joachim Fels*, Managing Director et conseiller économique international au bureau de Newport Beach, PIMCO

En guise de préambule, un petit mot sur la controverse suscitée par le Brexit, qui a éveillé mon intérêt pour le concept d'« incertitude radicale » qu'a si bien défini l'ancien gouverneur de la Banque d'Angleterre, Lord Mervyn King, lors du forum sur l'investissement de PIMCO, en mai, ainsi que dans son récent livre The End of Alchemy. Pour lui, l'incertitude radicale désigne une incertitude si profonde qu'il en devient impossible d'envisager l'avenir selon une gamme d'éventualités bien définies auxquelles nous pouvons attribuer des probabilités. Ce concept me paraît tout à fait indiqué pour décrire les défis auxquels nous sommes tous confrontés dans un monde où polarisation, populisme et politisation gagnent chaque jour du terrain.

Le roi est mort, vive le roi !

Mervyn King soutient que l'incertitude radicale est omniprésente et que l'incapacité à prévoir ce que l'avenir nous réserve signifie que les modèles de prédiction probabilistes utilisés par les économistes, les banques centrales et les investisseurs sont voués à l'échec. Pour reprendre ses mots :

« Dans un monde plongé dans l'incertitude radicale, il n'est pas possible d'attribuer des probabilités aux événements futurs et aucune équation ne permet de décrire comment les gens essaient de composer avec cette incertitude, à défaut de pouvoir la surmonter. [...] Les relations économiques entre l'argent, les revenus, l'épargne et les taux d'intérêt sont imprévisibles, même si elles découlent des tentatives de personnes lucides visant à faire face à un monde incertain. »

Voilà qui est remarquable de la part d'un ancien banquier central qui a participé à la création et à l'optimisation des techniques de ciblage de l'inflation en s'appuyant fortement sur des prévisions et des modèles économiques, et qui, dans une vie antérieure, a été un « économiste conventionnel de premier plan », comme le décrit Paul Krugman dans sa critique de The End of Alchemy.

La crise financière de 2008 et l'environnement macroéconomique inhabituel dit de la « Nouvelle Norme » auquel elle a donné naissance ont naturellement conduit Mervyn King à remettre en question l'approche conventionnelle et, au final, à s'en détacher pour en adopter une nouvelle - un état d'esprit tout à fait louable auquel les économistes et les banquiers centraux ne nous ont pas habitués !

Le chevalier revient sur scène

Bien sûr, comme King l'a lui-même reconnu, le concept d'incertitude radicale ne date pas d'hier. Les économistes se réfèrent ainsi habituellement au concept d'« incertitude knightienne » depuis que Frank H. Knight, professeur à l'Université de Chicago, a fait la distinction, dans son livre Risk, Uncertainty and Profit publié en 1921, entre le « risque », qui peut être quantifié en attribuant des probabilités sur la base de l'expérience et/ou de l'analyse statistique, et l'« incertitude », qui ne peut être mesurée et qui représente des situations où l'avenir n'est pas connu et ne peut pas l'être.

Cependant, bien que le concept d'incertitude knightienne fasse partie intégrante de la pensée économique et que John Maynard Keynes y ait fait référence au chapitre 12 de son livre Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie publié en 1936 (sans toutefois citer Knight, à ma connaissance), il a été largement oublié ou ignoré par les générations suivantes d'économistes, qui ont préféré formaliser leur discipline et mettre au point des modèles économiques à la précision relative fondés sur l'idée selon laquelle nous pouvons attribuer des probabilités aux évolutions et aux événements futurs grâce à l'étude du passé.

Malheureusement, il aura fallu attendre la crise financière mondiale de 2008 pour que Lord Mervyn King et consorts prennent à nouveau conscience que de nombreux événements futurs sont tout bonnement impossibles à prévoir et à intégrer dans les modèles économiques.

Tout peut arriver

Il est bien évidemment permis de contester la position de King, qui va très loin en déclarant que l'incertitude radicale est tellement omniprésente que toute prédiction en devient futile. Selon moi, nous pouvons bien souvent (en particulier sur un horizon de court terme) partir du principe que nous nous trouvons dans une période de stabilité globale, au cours de laquelle les événements passés peuvent nous aider à prédire l'avenir. Il nous faut néanmoins garder à l'esprit en toutes circonstances que le monde réel est loin d'être stable ou statique et que « tout peut arriver », pour reprendre les mots de King. Citons notamment la faillite de Lehman Brothers, la crise grecque, le Brexit ou encore le succès de Donald Trump, autant d'événements qui pourraient se traduire ou qui se traduiront par des changements de régime entraînant la caducité des anciennes relations empiriques.

Quelles sont donc les répercussions de l'incertitude radicale pour les analystes, les banquiers centraux et les investisseurs ? Laissez-moi vous donner trois pistes :

Imaginer l'inimaginable, ou au moins essayer

Premièrement, si les prévisions économiques et de marché fondées sur des modèles économétriques/statistiques conservent leur pertinence, il ne faut pas oublier qu'elles reposent toujours sur l'hypothèse souvent oubliée de la stabilité structurelle. Les changements de régime et les ruptures structurelles (« tout peut arriver ») sont plus fréquents que ce que beaucoup tendent à penser. Voilà plus de 30 ans que j'évolue dans le monde de l'économie appliquée, et il m'a été donné d'assister à davantage de « ruptures structurelles » que je ne peux en compter sur mes 10 doigts ! Outre le recours à des modèles, il convient donc également de penser en termes de scénarios, d'analyser des hypothèses et surtout de se forcer à « imaginer l'inimaginable », c'est-à-dire les tendances ou les chocs que l'analyse statistique qualifierait d'hautement improbables en l'absence de précédents historiques.

Indications prospectives

Deuxièmement, si l'avenir est radicalement incertain, il est permis de remettre en question les indications prospectives que les banques centrales ont aujourd'hui l'habitude de donner aux marchés. Les banquiers centraux sont en effet les premiers à insister sur le fait que ces indications n'ont rien de promesses, et que le graphique à points de la Réserve fédérale (qui représente la trajectoire appropriée des taux directeurs), pour prendre un exemple, n'est rien d'autre qu'une prévision conditionnelle. Cependant, si ces prévisions s'avèrent la plupart du temps à côté de la plaque car « tout peut arriver », quel intérêt ?

Peut-être serait-il plus judicieux d'admettre l'existence de l'incertitude radicale et d'arrêter de formuler des prévisions de politique monétaire qui se révéleront erronées neuf fois sur dix. La Fed n'a pour l'heure fait qu'un petit pas dans cette direction en se disant « dépendante des données », mais elle continue à créer l'illusion d'un avenir très prévisible en publiant des projections concernant les variables économiques et l'évolution de ses taux d'intérêt. Tel que je le conçois, une véritable dépendance aux données et aux régimes n'est pas compatible avec des indications prospectives explicites. Qui plus est, le temps perdu par les analystes à déchiffrer le graphique à points serait mieux utilisé à imaginer l'inimaginable.

Le populisme encourage l'incertitude radicale

Troisièmement, l'incertitude radicale pourrait bien être aujourd'hui plus aiguë qu'elle ne l'a été ces dernières décennies, dans la mesure où nous entrons visiblement dans une ère où la politique prend une nouvelle fois le pas sur l'économie dans l'évolution des marchés. Si les modèles de prévision économique n'intègrent généralement pas de variables liées à l'« économie politique », la politique a bien souvent réservé de grosses surprises à la source d'évolutions majeures de l'économie mondiale, comme le souligne très justement Mervyn King, pour qui « il ne s'agit pas là de chocs aléatoires inhérents aux modèles prévisionnels, mais bien de la concrétisation de l'incertitude radicale ». Le Brexit, Donald Trump, la montée du populisme... Quelles en seront les conséquences ? Et ensuite ? Nous pouvons certes nous livrer à des conjectures (voir par exemple mon point de vue selon lequel le Brexit pourrait donner lieu à des pressions stagflationnistes), mais seul le temps nous le dira.

Stabilité ne rime pas avec sécurité

Mervyn King étant intervenu lors de notre Forum séculaire, ce n'est pas un hasard si le concept d'incertitude radicale a joué un rôle dans l'élaboration de nos conclusions. Nous avons résumé nos perspectives mondiales à long terme (3-5 ans) comme suit : « Stabilité ne rime pas avec sécurité ». L'économie mondiale et les marchés financiers semblent certes relativement stables, et cette stabilité pourrait bien se prolonger, peut-être même au-delà de notre horizon cyclique (6-12 mois).

Mais elle est en réalité trompeuse, car des risques sans cesse croissants se tapissent dans l'ombre (prix des actifs toujours plus élevés d'un point de vue historique, endettement public et privé en hausse, baisse des rendements en raison de la politique monétaire et montée du populisme). Et ce sont là seulement les risques que nous sommes en mesure d'identifier. Tous ces éléments, conjugués à la présence troublante de l'incertitude radicale, conduisent à une conclusion très simple pour les investisseurs : faites de la préservation du capital votre credo !

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* Jaochim Fels est Managing Director et conseiller économique international au bureau de Newport Beach. Il est co-responsable du Forum cyclique trimestriel de PIMCO et est actuellement membre non permanent du Comité d'investissement et membre de l'Americas Portfolio Committee. Avant de rejoindre PIMCO en 2015, il occupait les fonctions de Global Chief Economist pour Morgan Stanley à Londres. Avant cela, il a également travaillé en tant qu'économiste spécialisé dans l'international pour Goldman Sachs et en tant qu'attaché de recherche pour le Kiel Institute for the World Economy

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Commentaires 5
à écrit le 11/08/2016 à 12:13
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Il est vrai qu'il est extrêmement difficile de prévoir le futur économique, mais il est des raisonnements simples qui permettraient d'éviter les gros dégâts. Si vous laissez votre voiture en haut d'une cote et que vous lâcher les freins, ce qui est c...

à écrit le 08/08/2016 à 19:20
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Un très important investisseur privé au Nicaragua, a dit: "On peut toujour faire des études de marché, de prévisions, les choses rarement se passent comme c´était prévu". Et pourquoi donc? Parceque les gestionnaires de l'économie actuellement ne trav...

à écrit le 08/08/2016 à 9:38
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La crise de 2008 a largement été prévue par de nombreux économistes mais comme ces économistes clairvoyants ne sont pas médiatisés, comme d'habitude on a seulement écouté les spécialistes et autres experts dépendants du milieu de la finance qui eux ...

à écrit le 07/08/2016 à 19:12
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Les élites auto proclamées se plantent sur tout depuis un bon moment sans qu'elles soient mises à la porte : la dernière blague en date qui ne fera pas rire les grecs ? Le FMI organisme-donneur-de-leçon par excellence a rendu un rapport inerne dé...

à écrit le 07/08/2016 à 12:28
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Bref : les prévisions sont toujours fausses, et les modèles ne marchent pas. Ceux qui prévoient le réchauffement planétaire aussi, vraisemblablement. On peut faire dire ce qu'on veut aux chiffres : les statistiques servent avant tout à nous bourrer...

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