La culture matérielle des "Gilets jaunes", une lecture anthropologique

IDEE. L’approche anthropologique permet de révéler des pratiques et des problématiques communes dans un mouvement particulièrement hétérogène. Par Dominique Desjeux, Université Paris Descartes – USPC
(Crédits : JEAN-PAUL PELISSIER)

Toutes les analyses dans les journaux, la radio et la télévision l'ont bien montré, le mouvement des « gilets jaunes » est socialement et politiquement hétérogène. Et pourtant le mouvement a été soutenu pendant longtemps par près de 70 % des Français. L'enquête anthropologique, qui repose sur une l'accumulation d'observations qualitatives plutôt que sur une méthodologie déductive, montre que, derrière l'hétérogénéité sociale, la culture matérielle fait apparaître une communauté de pratiques et de problèmes à résoudre propres à la classe moyenne la moins favorisée en France et dans le monde.

L'analyse présentée ici s'appuie à la fois sur des observations qui ont été faites dans les livings, les cuisines, les salles de bains ou les jardins, en France, en Chine, au Brésil ou aux États-Unis, depuis 1990, et sur les reportages audio et visuels présentés depuis novembre 2018. Dès 2011, avec la montée des dépenses contraintes, on pouvait observer ce que j'ai appelé « le chassé-croisé des classes moyennes mondiales » dont les « gilets jaunes » en sont, pour une part, la résultante.

La peur de la panne

Le mouvement des « gilets jaunes » tient son unité symbolique à un objet matériel, le gilet obligatoire de sécurité jaune fluo dont le prix peut varier de 3 à 7 euros. Sa symbolique est simple et forte : comment être mieux vue quand on est avec sa voiture sur le bas-côté de la route suite à un accident ou à une panne.

La peur de la panne et la crainte d'un accident de la vie, comme le chômage ou une séparation conjugale, sont au cœur des inquiétudes de la vie de la classe moyenne à revenu tendu et irrégulier, dont les « gilets jaunes » dans leur diversité en sont l'expression. La panne menace la plupart des budgets familiaux dont l'équilibre tient bien souvent à l'existence d'un ou plusieurs crédits. Les pannes les plus critiques portent sur quatre objets : celle de la machine à laver qui conditionne l'organisation de la vie domestique, celle du réfrigérateur qui contribue à la gestion des courses alimentaires, celle de la chaudière, au fioul, au gaz ou au bois, qui permet de se chauffer et d'avoir de l'eau chaude et celle de la voiture sans laquelle certains ne pourraient pas aller au travail, conduire les enfants à l'école et à leur activité de loisir, faire les courses et remplir le caddie.

Toutes ces incertitudes qui se traduisent par des dépenses imprévues constituent comme un fonds commun à l'hétérogénéité politique et sociale des « gilets jaunes » et des Français qui se reconnaissent dans le mouvement, au moins entre novembre et décembre 2018. Consommation, vie quotidienne et image positive de soi sont en permanence menacée par les coûts de l'énergie (essence, gasoil, gaz, électricité) dont dépendent le chauffage, l'eau chaude, la voiture, l'entretien du jardin, les pratiques de bricolage et les technologies de la communication.

Selon l'Insee, les coûts alimentaires qui, bien qu'ils aient baissé en moyenne dans le budget des ménages de 27 % en 1960 à 15 % aujourd'hui, pèsent beaucoup plus fort sur les revenus les plus bas. À l'inverse, les coûts du logement dans la part du budget sont passés de 8 % à 20 % en 50 ans, et peuvent atteindre 50 % pour les ménages aux revenus les plus bas. La communication digitale représentait moins de 1 % du budget en 1960, puisqu'elle était presque inexistante en dehors de la télévision et du téléphone fixe. Elle atteint 8 % en moyenne aujourd'hui et monte 17 % pour les budgets des plus pauvres, avec l'ordinateur, le téléphone mobile, les tablettes, la télévision et les consoles de jeux.

Quand une dépense de consommation de la classe moyenne à bas revenu dépasse la moyenne de celle de la population, elle est l'indicateur que l'on a à faire à une dépense contrainte socialement, ce qui est un peu plus large que le terme de dépenses préengagées des économistes qui ne tiennent pas compte de la pression des enfants, de l'importance des réseaux numériques ou du sentiment de rejet social quand certains ont l'impression de ne pas pouvoir tenir leur rang dans le mouvement général de la consommation.

Changement des modes de vie

Cette pression est très visible dans le living, la pièce à vivre, qui dans les années 1960 soit n'existait pas, soit représentait une pièce plus formelle, le « salon ». C'est le lieu qui depuis les années 2000 concentre une grande partie des écrans utilisés par la famille de la télévision aux jeux vidéo. On y trouve le « salon complet », avec le canapé, la bibliothèque et le meuble pour la télévision, achetés à crédit. Un insert à bois y a souvent été installé pour économiser l'énergie. Pour les familles monoparentales, le living, la cuisine, la salle de bain et la chambre à coucher peuvent ne faire qu'une seule pièce.

Depuis 2000, la dynamique générale consumériste qui avait démarré dans les années 1920 aux États-Unis et 1950 en Europe de l'Ouest, s'est déplacée de l'Ouest vers l'Est, avec la montée d'une nouvelle classe moyenne mondiale qui représente près de 2 milliards de personnes aujourd'hui et 5 milliards dans une trentaine d'années. Elle se trouve principalement en Asie et en Asie du Sud-Est, avec la Chine, l'Inde et l'Indonésie, mais aussi ailleurs avec le Brésil, le Mexique, la Russie, l'Afrique du Sud, l'Éthiopie, la Turquie ou Israël. Entre 2000 et 2008, les cours du soja ont explosé parce que la classe moyenne chinoise s'est mise à manger de la viande, ce qui a pesé directement sur les coûts de production du porc en France. Les changements de la consommation et des modes de vie déterminent maintenant les changements de société, de la production à la distribution, aux usages des biens et services et à leurs effets sur la pollution, le réchauffement climatique et les risques de guerre.


À lire aussi : Les métamorphoses du consommateur-producteur-distributeur


Le renversement du champ de force au sein de la mondialisation, plus que sa nouveauté, puisqu'elle a existé depuis les débuts de l'humanité, donne un des sens possibles de la revendication des « gilets jaunes » qui se demandent ce qu'ils deviennent dans cet immense maelstrom incontrôlable et avec une mobilité de plus en plus limitée et chère.

Les grandes contradictions

On comprend cette hésitation quand on est conscient que le nouveau contrat social doit prendre en compte quatre grandes contradictions qui paraissent insolubles : celle de l'augmentation du pouvoir d'achat et en même temps celle d'une consommation plus économe, celle d'un soutien aux entreprises pour qu'elles produisent plus de valeur tout en mobilisant moins de matières premières et d'énergie fossiles, celle d'une diminution de la pression fiscale et des dépenses de l'État tout en améliorant la qualité des services administratifs, celle d'une plus grande autonomie locale sans que cela conduise à plus de dépenses de l'État ou à plus de dérogations sur les permis de construire qui concourent à l'ampleur des catastrophes dites naturelles ou la limitation de la vitesse sur les routes mortellement dangereuses.

Paradoxalement la solution à tous ces problèmes ne tient pas tant d'un « manque de démocratie », quand on voit le nombre de réunions municipales, d'associations, d'États généraux ou de conférences de citoyens qui se sont tenues à travers la France depuis plusieurs dizaines d'années. La solution ne vient pas non plus de son corollaire, le « mépris des élites », mais plutôt d'un manque de méthode, celle qui permettrait d'augmenter les capacités de négociation entre les acteurs pour les amener à construire des compromis acceptables, comme cela se fait dans les pays scandinaves ou en Allemagne. L'urgence écologique, la concurrence internationale et la menace populiste autoritaire peuvent amener les Français à accélérer ce processus d'apprentissage qui autrement demande au moins une génération.

The Conversation _________

Par Dominique DesjeuxProfesseur émérite en anthropologie, Université Paris Descartes - USPC

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation

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Commentaires 6
à écrit le 28/02/2019 à 10:23
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Où l'on se rend compte également que les statistiques dont nos médias de masse adorent nous abreuver afin de nous affirmer que tout va bien ne sont pas adaptées à la réalité de la vie quotidienne des citoyens français. Logique puisque les statist...

à écrit le 27/02/2019 à 11:05
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Tout les gilets jaunes ne demandent qu'une seule chose, que l'on les écoute! Seul le R.I.C. va le permettre et éviter les manifestations de rue et les conséquences a chaque demande! Mais Macron fait il une politique progressiste?? Le R.I.C. ou la ru...

à écrit le 27/02/2019 à 9:59
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Du fait de la mondialisation, les marges de négociation pour les différents acteurs économiques sont quasiment nulles. Le compromis est un moyen qui n'a plus cours, face au mur des contraintes économiques politiques et financières. Les GJ sont l'exp...

à écrit le 27/02/2019 à 8:52
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excellent article/ cette revolte sans partie et sans represente explique le raz le bol de la non ecoute des representants politiques ET PATRONNAL depuis des annees, ILS CONNAISSENT TOUS LES PROBLEMES MAIS NE RESOLVE QUE LEURS PROBLEMES?ON A VUE DE NO...

à écrit le 27/02/2019 à 8:50
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excellent article/ cette revolte sans partie et sans represente explique le raz le bol de la non ecoute des representants politiques ET PATRONNAL depuis des annees, ILS CONNAISSENT TOUS LES PROBLEMES MAIS NE RESOLVE QUE LEURS PROBLEMEs?ON A VUE DE NO...

à écrit le 27/02/2019 à 8:48
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Article qui présente un point de vue très intéressant. La question de la négociation entre les acteurs, évidemment nécessaire, est malheureusement limitée par nos capacités qui se réduisent comme peau de chagrin. Quels sont les capacités financières ...

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