« Les familles heureuses se ressemblent toutes ; les familles malheureuses sont malheureuses chacune à sa façon. » Ainsi commençait Anna Karénine (1), grande épopée sur l'amour, la trahison, les idéaux, parue deux siècles auparavant. Les temps changent mais les romans restent nourris par les mêmes passions de l'âme humaine : la vengeance, l'amour, la trahison...
L'époque laisse place à un nouveau registre, comme une vérité voilée devenue libre, le sordide dans les familles prend place dans l'espace littéraire français. L'humain n'a pas pu changer, se pervertir en quelques siècles, c'est la vérité nue qui apparait, ces choses cachées depuis la nuit des temps se révèlent, se libèrent.
« La Familia grande », œuvre de Camille Kouchner, en est l'incarnation du début de l'année 2021, après la révélation 2020 de Vanessa Springora avec « Le consentement » (2), le monde littéraire est touché par un réalisme devenu clinique, où le réel sert la littérature sans fiction. Du romantisme au naturalisme il n'y avait qu'un pas, et du réalisme au sordide il n'y en a eu qu'un seul. Ces nouveaux textes, appelés roman ou récit, laissent place au judiciaire, ils remplacent la justice et servent la cause des victimes. La prescription extinctive étant acquise (même si ce point fait l'objet d'un débat politique), La Familia grande vient remplacer l'action lente et aseptisée de la justice.
La blessure inextinguible de l'inceste
Mais qu'y a-t-il dans ce roman ? Des mots, des maux, une famille brisée, un clan éclaté, où les jalons de la violence insidieuse, de la perversion et de l'incestuel, étaient posés sur des générations antérieures. Le terrain fut fertile pour laisser place à cet inceste, ce crime pédophile commis par un beau père sur la chair de son jeune beau fils, ils avaient entre treize et quatorze ans, le jumeau est attaqué, la sœur révèlera la blessure mortifère.
La violence de ce clan est cachée, en surface ils ont tout pour nous faire rêver : le succès, l'intelligence, l'aura politique et intellectuelle, la beauté, l'élégance de l'époque, la célébrité... Dans leurs beaux appartements parisiens, qu'on imagine haussmanniens, lorsque les portes se ferment ces êtres portent en eux des douleurs indicibles, et le clan se refermera à plusieurs reprises sous le silence des actes.
Ce livre est à lire, non pas pour le caractère littéraire de l'œuvre, mais pour la force du récit raconté, c'est une victime dite collatérale qui parle, et pourtant on découvre que dans ces familles meurtries par l'inceste et l'incestuel, véritables cellules ou tout fusionne, la blessure du viol attaque chacun des êtres, aucun n'est autonome, ni protégé, de la violence de la perversion et du silence qui s'en suivent.
Il y a l'emprise, mécanisme mal connu, un être se voit être soumis psychologiquement et intériorise une culpabilité qui n'est pas la sienne, de là naitra la haine de soi. Ce livre décrit si bien, par la métaphore de l'hydre (3), cette emprise qui agit, qui œuvre, qui prend possession de cette famille pour venir pourrir leur vie entière, les liens qui les relient et leur santé mentale.
Derrière cette agression, c'est toute la structure vitale d'une famille qui est attaquée, la perversion du beau père a souillé ces enfants, sa femme, sa belle-sœur. Les êtres y passent, certains ne peuvent y survivre et la famille se voit devenir la proie de morts soudaines et brutales, accident ? Cancer foudroyant ? L'alcoolisme meurtrier et ravageur...
Une parole libérée
La blessure agit, elle pourrit et contamine, les liens, les cœurs, les êtres, rien n'y survit.
Seul le verbe, si créateur, peut y survivre, la parole claire et limpide de l'enfant, celle de l'enfance incarnée par l'auteure, cette parole adressée à la mère, la parole de l'amour et du temps qui a œuvré.
Camille Kouchner a étudié le droit, puis elle a lu, elle a compris et saisi les mécanismes sous-jacents qui la tenaient prisonnière, elle a pris la plume. Par cet acte, elle a libéré une parole, qui libère le siècle, l'époque, de ses maux, mais aussi des milliers de femmes et d'hommes concernés par la violence sexuelle infantile, qui cachent en silence la souffrance et la culpabilité d'une blessure qu'on leur a infligée.
La Familia grande est un livre libérateur, véritable phénomène sociétale dont les répercussions sont déjà visibles, c'est un château de cartes qui s'écroule.
Depuis la parution du roman, un mouvement sans précédent #metooinceste est apparu sur les réseaux sociaux, la parole des victimes se libère enfin. D'anciennes victimes décrivent sur Twitter le martyre qu'elles ont vécu et gardé en silence pendant des années. Le livre agit comme une bombe à fragmentation au sein de l'élite. Olivier Duhamel, le protagoniste cité de La familia grande, a démissionné de ses fonctions multiples : il a quitté la présidence de la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP), ainsi que celle du Siècle. Certains de ses proches et plus fidèles alliés en ont fait de même. Le préfet Marc Guillaume a quitté les nombreuses fonctions qu'il partageait avec Olivier Duhamel (il siégeait avec lui aux conseils d'administration de la FNSP, de la revue Pouvoirs et du club le Siècle). Elisabeth Guigou, proche d'Olivier Duhamel, a démissionné de la Commission sur l'inceste. Jean Veil, avocat des sphères du pouvoir et fidèle ami de Olivier Duhamel, qui était au courant des agissements incestueux de son ami, a aussi quitté le Siècle. Le prestigieux club qui a élu un nouveau président, le diplomate Pierre Sellal, mais a dû se fendre d'un communiqué, une première, signe de sa prise de conscience que son image est écornée.
Même le directeur de Sciences-Po, Frédéric Mion, informé selon Le Monde par l'ancienne ministre Aurélie Filippetti, est sous la pression d'un audit sur la gouvernance de l'école de l'élite. Même la durée de la prescription du crime d'inceste fait l'objet d'un débat politique.
Plus qu'un récit, La Familia Grande incarne en si peu de temps le pouvoir de la littérature au sein d'une société : par sa force, elle permet cette portée immédiate sur la condition humaine.
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(1) Anna Karénine roman russe écrit par Léon Tolstoï paru en 1877
(2) Vanessa Springora Le consentement, paru chez Grasset en Janvier 2020
(3) hydre : nom féminin : Animal fabuleux, serpent ou dragon à plusieurs têtes
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