La souveraineté numérique, une question de survie pour les territoires

TRIBUNE. Quand 80 % des sociétés du CAC 40 ont leur cloud chez Amazon, que bon nombre de collectivités territoriales ou de ministères stockent leurs données auprès de sociétés américaines, l'inquiétude est bien là. Par Aurélie Luttrin, présidente de Nomolex Performance(*).
Aurélie Luttrin.
Aurélie Luttrin. (Crédits : DR)

La Quatrième Révolution industrielle que nous traversons, liée au traitement des données et au développement de l'intelligence artificielle, bouleverse tout sur son passage, y compris les fondements mêmes de notre système politique.

La souveraineté est en effet définie en droit comme « la qualité de l'Etat de n'être obligé ou déterminé que par sa propre volonté, dans les limites du principe supérieur du droit, et conformément au but collectif qu'il est appelé à réaliser ». En France, cette autorité appartient à la Nation, au peuple qui l'exerce par ses représentants.

Avec les avancées technologiques, cette souveraineté se retrouve aujourd'hui altérée devant l'augmentation exponentielle de la production de données à travers de nombreux capteurs.

Dans un monde où les objets connectés sont désormais plus nombreux que la population mondiale, se sont développés de véritables jumeaux numériques du monde physique. Malheureusement, force est de constater que ces derniers ne bénéficient pas du même arsenal juridique que celui qui accompagne le principe de souveraineté nationale.

La Nation n'a pas la maîtrise de ses données

Le marché de la donnée (que ce soit au niveau de stockage, du traitement ou de l'analyse) est dominé au niveau mondial par des multinationales américaines et chinoises : les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Microsoft) et les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi). Ces sociétés sont les véritables chevaux de Troie d'Etats qui se livrent une guerre sans merci pour obtenir le monopole de ce marché.

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Pourquoi une telle guerre ? Ces Etats ont très vite compris que les pouvoirs politique et économique résident dans la maîtrise des jumeaux numériques : maîtrisez les données des hôpitaux, des entreprises, des citoyens, des administrations et vous maîtrisez cet Etat.

L'annexion ne sera pas territoriale mais l'effet sera tout aussi catastrophique.

C'est ainsi que les entreprises technologiques sont devenues les bras armés des Etats dont elles dépendent et se sont lancées dans la construction rapide de monopoles plurisectoriels. Peter Thiel, PDG de Paypal l'admet lui-même : « la concurrence est une idéologie qui déforme notre pensée ».

Le pouvoir réside dans la gouvernance des données

Ce monopole de la donnée est parfois renforcé par la réglementation, comme c'est le cas aux Etats-Unis avec l'adoption du fameux CLOUD Act (Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act). Cette loi, adoptée en 2018, porte sur la surveillance des données personnelles et permet à l'administration américaine de contraindre les fournisseurs de services américains, par mandat ou assignation, à transmettre les données demandées, que celles-ci soient stockées sur des serveurs aux États-Unis ou dans des pays étrangers.

Microsoft, Apple et Google ont soutenu cette réglementation et y ont vu une source de sécurité juridique, là où nous y voyons plutôt la possibilité pour un Etat de piller les secrets et les savoir-faire d'une nation entière. Quand 80 % des sociétés du CAC 40 ont leur cloud chez Amazon, que bon nombre de collectivités territoriales ou de ministères stockent leurs données auprès de sociétés américaines, l'inquiétude est bien là.

Avec cette 4ème révolution industrielle, le véritable pouvoir politique réside dans la maîtrise et la gouvernance des données.

Le concept de souveraineté nationale doit, en conséquence, être complété avec celui de souveraineté numérique qui peut être définie comme le fait pour un Etat de détenir la pleine gouvernance de ses données et de ne dépendre économiquement, technologiquement et juridiquement d'aucun autre Etat ni entreprise pour la captation, la protection et l'exploitation des données produites sur son territoire.

La souveraineté numérique ne signifie pas protectionnisme

Le seul choix porté sur une entreprise française comme fournisseur de solutions numériques ne suffit pas à garantir la gouvernance de données.

Si des entreprises françaises utilisent des technologies entrant dans le champ d'application du CLOUD Act ou créent un lien de dépendance vis-à-vis du territoire qui l'utilise, la souveraineté numérique ne sera pas effective. La souveraineté numérique n'est pas liée à la nationalité du fournisseur mais à la réunion de deux conditions : gouvernance des données et indépendance technologique, ce qui va nécessiter une véritable réflexion sur certains logiciels en mode propriétaire.

Ainsi le choix des fournisseurs de solutions numériques (cloud, messagerie, algorithmes ...) n'est pas un choix informatique. Il s'agit d'un choix éminemment politique dont doivent se saisir les dirigeant(e)s des territoires, des entreprises et les citoyens eux-mêmes. Il y va de notre démocratie et de notre performance économique.

Qui aurait cru, il y a dix ans, qu'un moteur de recherche (Google - Alphabet) devienne aménageur et constructeur en créant une filiale Sidewalks Labs ?

Lire aussi : L'échec de la Google City sonne-t-il le glas de la "smart city à la française"?

Les collectivités, l'Etat et l'Europe, comme tiers de confiance

Notre devoir de citoyens est de mesurer l'importance de la gestion de nos données, de limiter leur appropriation et de veiller à la transparence de leur exploitation.

Les collectivités territoriales, l'Etat, l'Europe doivent être de véritables tiers de confiance et construire de véritables écosystèmes transparents et performants.

Les entreprises doivent préserver leur savoir-faire et éviter toute concurrence de la part de certaines entreprises technologiques. Elles doivent prendre conscience que leurs concurrents ne sont plus forcément ceux traditionnellement connus dans leur secteur d'activité.

Le monde change, les entreprises et les administrations doivent s'adapter et comprendre les nouveaux rapports de force pour faire les bons choix stratégiques.

La gestion de la Cité ne doit pas dépendre d'entreprises impérialistes.

Élu(e)s, chefs d'entreprises, citoyens, reprenons le pouvoir que nous avons délaissé, regagnons notre souveraineté numérique en faisant les bons choix technologiques, il est encore temps !

Lire aussi : L'immobilité, un facteur de croissance territoriale sous-estimé

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Commentaires 4
à écrit le 18/08/2020 à 22:13
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Le 18/08/2020 Madame, bonjour ! Je comprends votre suspicion légitime ; les mormons connaissent déjà nos arbres généalogiques par exemple. Je suis d'accord que confier à des trusts américains une grande partie de nos informations me semble légers ?...

à écrit le 12/06/2020 à 15:49
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Construire d'immenses centres de données avec des milliers de serveurs est chose facile mais il faudrait la volonté et les euros des gouvernements européens de confier leurs datas aux entreprises de l'UE avec l'obligation de stocker l'ensemble physiq...

à écrit le 11/06/2020 à 9:41
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La souveraineté, une question de vie pour une nation. Seules les grosses puissances politiques dans le monde ont une souveraineté numérique à savoir américains russes et chinois tous les autres sont perméables aux intrusions de toutes sortes facilité...

à écrit le 11/06/2020 à 9:33
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Parler de souveraineté numérique dans les territoires, alors que le centralisme bruxellois veut contrôler la soit disant désinformation, semble bien contradictoire et trompeur! Visiblement les empires se construisent dans "le monde virtuel" de la com...

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