Le nouveau mandat implicite de la Fed

La banque centrale américaine est censée veiller à la stabilité des prix aux Etats-Unis. Mais, implicitement, on lui demande de se préoccuper de la stabilité des marchés financiers mondiaux. Un double mandat problématique. Par Alexander Friedman, président exécutif de GAM Holding.
Alexander Friedman, président exécutif de GAM Holding

 « Il n'y a que deux tragédies en ce monde, » a écrit Oscar Wilde. « L'une est de ne pas obtenir ce que l'on désire, et l'autre de l'obtenir. »

À l'heure où la Réserve fédérale américaine se rapproche un peu plus de ses objectifs en matière d'économie nationale, l'institution est confrontée à une pression croissante en faveur d'une normalisation de sa politique monétaire. Seulement voilà, l'économie nationale ne constitue plus la seule préoccupation de la Fed. Bien au contraire, l'autorité monétaire américaine admet presque explicitement le nouveau mandat qui est le sien : assurer la stabilité financière à l'échelle mondiale.

Le Congrès américain a créé la Fed en 1913 en tant qu'agence indépendante, préservée de la politique partisane, et chargée d'assurer la stabilité des prix sur le plan national ainsi que de favoriser l'emploi au sein du pays. C'est au fil du temps que son rôle s'est développé. Depuis la crise financière mondiale de 2008, et à l'instar de ses nombreuses entités homologues au sein des pays développés, la Fed entreprend une politique monétaire de moins en moins conventionnelle - assouplissement quantitatif, assouplissement du crédit, "guidage" des anticipations, etc.

 Des hausses de taux à venir

Ce qui était autrefois peu conventionnel est désormais devenu conventionnel. Une certaine génération de "traders" opérant sur les marchés mondiaux n'a toujours connu qu'un monde de taux d'intérêts faibles (voire négatifs) et de prix des actifs artificiellement gonflés. Le double mandat de la Fed n'en demeure pas moins en vigueur. Et bien que son récent discours soit empreint de prudence sur l'avenir de la politique monétaire, les fondamentaux de l'économie américaine - notamment ceux qui sont censés importer le plus à la Fed - laissent clairement présager de futures hausses des taux d'intérêt.

Prenons tout d'abord le mandat de la Fed en matière d'emploi. Le taux de chômage a diminué jusqu'à seulement 5 %, la croissance de l'emploi se révèle solide et cohérente, tandis que les demandes d'assurance-chômage sont clairement en baisse depuis plusieurs années.

Quant au mandat relatif à la stabilité des prix, et bien que l'effondrement des prix du pétrole ait naturellement affecté les chiffres de référence au cours de l'année passée, la tendance révélée par l'inflation de base (à l'exclusion des prix de l'énergie) laisse à penser que tout risque de déflation est écarté. L'indice des prix à la consommation de base se situe à son plus haut niveau d'après crise, avec une hausse de 2,3 % en février par rapport à l'année précédente, et de 2,2 % au mois de mars.

Pressions inflationnistes

En outre, il faut s'attendre à ce que les pressions inflationnistes s'accentuent au fur et à mesure de l'année. À l'heure où le ratio endettement/actif des ménages se rapproche de niveaux observés pour la dernière fois dans les années 1990, les consommateurs disposent d'une capacité bien suffisante pour contracter davantage d'emprunts. D'où une consommation encore hausse, source de hausse des prix. La faiblesse du dollar y contribuera aussi.

Si la situation semble claire sur le plan national, la Fed se trouve néanmoins dans une position difficile. Elle est de fait piégée entre, d'une part, une économie américaine qui justifierait de plus en plus la normalisation de sa politique monétaire, et d'autre part  des marchés mondiaux fragiles - sur lesquels près de 60 % des transactions internationales sont libellées en dollar- sensibles à tout mouvement de la banque centrale américaine.

Le poids des marchés financiers

Les messages en provenance des marchés financiers influencent de plus en plus les décisions prises par la Fed. L'idée que la Fed procéderait à des hausses de taux plus rapides que prévu suscite la crainte des intervenants de la finance mondiale. À l'issue de plusieurs années de hausse des prix des actions et obligations, hausse stimulée par ces mêmes politiques monétaires que la Fed s'efforce désormais d'abandonner, le risque est grand de voir ces marchés se casser la figure. En l'absence d'une croissance mondiale véritablement solide, qui ne devrait pas faire son retour dans un avenir proche, les marchés financiers comptent sur une politique monétaire extrêmement assouplie pour soutenir les prix.

C'est ce qu'illustre parfaitement la décision prise par la Fed au mois de mars en matière de taux - ne pas les augmenter à nouveau-  ainsi que les commentaires de la présidente de la Fed Janet Yellen à cet égard.  La baisse marchés financiers mondiaux en janvier et février, principalement provoquée par les craintes d'un nouveau durcissement de la politique monétaire américaine, a manifestement fait peur à la Fed. Ceci est étrange, dans la mesure où les effets des fluctuations de la richesse financière (actions et obligations) sur la consommation sont minimes. Les prix de l'immobilier constituent un facteur beaucoup plus important, et ils ne se sont pas détériorés. De même, les évolutions du coût du capital, y compris du coût des capitaux propres, n'engendrent qu'un faible impact sur l'investissement des entreprises.

 L'inquiétude de la Fed face à la chute des marchés mondiaux

Autrement dit  la Fed n'a pas de raison, a priori, de s'inquiéter outre mesure de la volatilité des marchés, pas même de la chute observée en janvier et février. Or, tous les signaux envoyés par Yellen et la Fed témoignaient au contraire d'une inquiétude. En outre, le redressement observé sur les marchés après que la Fed ait fait marche arrière concernant les hausses de taux n'a fait que renforcer la thèse d'un lien étroit entre taux d'intérêt américains et marchés mondiaux.

D'où l'apparition d'un nouveau mandat pour la Fed, celui d'éviter de nuire à la stabilité des marchés financiers mondiaux, voire de la rechercher:  les décideurs politiques mondiaux ont de plus en plus tendance à y faire ouvertement référence. Le ministre adjoint des Finances de la Chine a ainsi récemment applaudi Janet Yellen pour sa communication et son approche prudente, saluant le fait que cette approche prenne les autres États « en considération ».

 Un dilemme croissant

Ceci est inquiétant. En effet, si Yellen et la Fed venaient à se considérer comme des obligés des marchés financiers, leur situation deviendrait difficilement gérable. Il est peu probable que les taux d'intérêt nominaux augmentent excessivement d'ici la prochaine récession américaine. Face à l'impossibilité de relancer la machine économique avec des baisses de taux -puisqu'ils sont déjà au plus bas!- , le prochain ralentissement économique pourrait être plus prolongé qu'à l'habitude, et nécessiter un recours encore plus prononcé aux politiques monétaires non conventionnelles - potentiellement au-delà des démarches de taux d'intérêt nominaux négatifs actuellement entreprises en Europe et au Japon.

En effet, le prédécesseur de Janet Yellen, Ben Bernanke, a récemment évoqué ce type de possibilités, et notamment celle d'une augmentation permanente de la masse monétaire (la fameuse notion d'« helicopter money »). Cette démarche pourrait revêtir différentes formes : assouplissement quantitatif en parallèle d'une expansion budgétaire (plus fortes dépenses d'infrastructure, par exemple) transferts directs de liquidités à l'Etat, ou, plus radical encore, transferts directs de liquidités aux ménages.

Des politiques aussi extrêmes restent théoriques, et leur mise en œuvre ferait sans aucun doute l'objet d'un examen accru de la part du Congrès. Pour autant, la pression en faveur d'un soutien des marchés financiers mondiaux et autres économies, hors Etats-Unis, poussent à ce débat.

À l'heure où la Fed vient de décider une nouvelle fois ne pas changer ses taux d'intérêt, à l'issue d'une réunion du mois d'avril, le dilemme auquel l'institution est confrontée devrait s'intensifier au cours de l'année : normaliser la politique monétaire, comme le justifieraient les fondamentaux nationaux, ou céder aux pressions des marchés financiers mondiaux. Le premier de ces choix contribuerait à accentuer la volatilité des marchés à travers le monde, et le second à accréditer encore plus l'existence d'un nouveau mandat de la Fed - mandat mettant à mal l'indépendance à laquelle on s'attendrait de la part d'une banque centrale.

Traduit de l'anglais par Martin Morel

Alexander Friedman est président exécutif de GAM Holding.

© Project Syndicate 1995-2016

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