Les États-Unis ont-ils signé un contrat "gagnant-perdant" ?

LA CHRONIQUE DES LIVRES ET DES IDÉES. Dans "Gagner ou perdre, une histoire des civilisations" (éd. Les Belles Lettres), l'essayiste William Bonner, revisitant l'histoire de l'humanité, défend l'idée que le développement des civilisations s'explique par la prépondérance qu'ont pris progressivement les accords "gagnant-gagnant" sur les accords "gagnant-perdant". Et établit que c'est l'économie qui a contribué à améliorer nos comportements. Une réflexion qui mène à une critique de l'état actuel des Etats-Unis, première puissance économique mondiale.
Robert Jules
Donald Trump.
Donald Trump. (Crédits : Reuters)

Quel est le moteur du développement des civilisations? Pour Marx et Engels, c'était "la lutte des classes", pour Nietzsche "l'éternel retour" contre le "nihilisme", pour les rationalistes des Lumières le progrès technique. Dans son livre « Gagner ou perdre, une histoire des civilisations » (éd. Les Belles Lettres), l'économiste William Bonner suggère que c'est l'économie, plus précisément la prépondérance au fil de l'histoire des accords "gagnant-gagnant" sur les accords "gagnant-perdant".

Ces derniers ont dominé les débuts de l'histoire de l'humanité. Pour s'approprier l'objet convoité, l'être humain n'avait la plupart du temps d'autre choix que de le voler, ce qui impliquait immanquablement le recours à la violence. Ce que l'un obtenait, l'autre le perdait.

Échange à somme positive

Au contraire, les accords "gagnant-gagnant" se caractérisent par un gain bénéfique pour les deux parties. Ils sont notamment apparus avec le développement de l'agriculture qui a marginalisé les chasseurs-cueilleurs. L'échange à somme positive s'est substitué à l'échange à somme nulle, grâce à l'accroissement de la richesse générée par l'augmentation de la production, elle-même due aux meilleurs rendements qu'entraînent la hausse de la productivité liée à la division du travail ainsi que la constante amélioration des techniques.

Parallèlement, la multiplication des échanges ne se réduit pas qu'au commerce. La nouvelle dynamique s'institue grâce aux « innovations locales dans les domaines des coutumes, du langage, de la monnaie et du respect de la propriété privée », souligne William Bonner. Ces innovations vont également favoriser une coopération pacifique qui va au fil de l'histoire se substituer à la violence pure. L'auteur ne manque pas de multiplier les exemples où se mêlent analyses érudites et considérations personnelles sur le monde actuel.

Bonner

Ce détour historique permet à William Bonner d'établir sa thèse : l'économie, comme ensemble des échanges "gagnant-gagnant", a permis l'émergence de la morale, et non le contraire, même si la dynamique civilisationnelle emprunte aussi d'autres voies. Ainsi l'auteur souligne le rôle des mythes; ces abstractions symboliques et imaginaires qui produisent des effets réels sur les actions des individus guidés par la raison mais surtout par leurs passions. Face à l'impossibilité de pouvoir saisir la complexité du réel, le mythe condense un moment de l'histoire assurant efficacement les actions de tous. Par exemple, le mot "démocratie" est une entité abstraite qui parce qu'elle charrie des idées positives entraîne l'adhésion des individus. Sans cela, remarque William Bonner, « les gouvernements disparaîtraient immédiatement si nous cessions de croire en eux ».

Le rôle de l'espace public

Or, les croyances que sont les mythes ne se construisent pas dans la solitude de la méditation du philosophe mais bien au contraire dans un « espace public » où s'échange des idées et des opinions. « Les espaces publics - où vous pouviez rencontrer de nouvelles personnes, de nouvelles idées, de nouveaux produits - ne sont apparus qu'assez récemment. On peut dater avec quelque sûreté l'ancienne agora, la place publique, d'Athènes de 700 ans avant JC. », remarque l'auteur. Socrate ne philosophait-il pas en interrogeant ses compatriotes sur l'agora et non dans un cabinet de consultation?

Certes, l'échange d'idées ne va pas sans ambiguïté, souligne William Bonner, car "l'espace public est rempli de fausses nouvelles (aujourd'hui les "fake news"), d'opinions dingues et d'idées frauduleuses... lesquelles mènent toutes aux événements désastreux qu'on assemble en « histoire » peuplée de guerres ayant causé la mort de millions de personnes." Pour autant, le développement de la civilisation, du progrès et de la richesse permet de mieux maîtriser cette violence intrinsèquement liée à l'être humain, comme l'a montré le psycholinguiste Steven Pinker dans "La part d'ange en nous".

L'histoire s'écrit toujours du point de vue des vainqueurs

En outre, l'histoire diverge fondamentalement de la morale. "Les monuments, les ossements brisés et les stèles sculptées nous parlent des marchés gagnant-perdant de l'espace public - les invasions, les batailles et les guerres. Les marchés gagnant-gagnant - les marchés privés, conclus par accord, dont les deux parties profitent - sont oubliés", constate l'auteur. Ce fait n'est pas nouveau : l'histoire s'écrit toujours du point de vue des vainqueurs, autrement dit, de la force.

Au contraire, « produire et vendre - plutôt que tuer et voler - met en mouvement un train de pensées, d'attitudes et de coutumes qui sont non violentes par nature. C'est-à-dire qu'elles sont nécessairement volontaires - comme doivent l'être tous les marchés gagnant-gagnant. Elles sont donc « douces » plutôt que brutales », juge l'auteur. C'est bien l'économie qui a été depuis 4000 ans à l'origine de nos comportements moraux jusqu'à aujourd'hui, et non l'inverse. Comme le résume l'économiste américain Mancur Olson :

« La morale, c'est ce qui s'est révélé payant ».

Mais le livre de William Bonner, citoyen américain, ne se cantonne pas à l'érudition et à l'histoire. Il s'inscrit dans le droit fil de ses précédents ouvrages, notamment "L'empire des dettes" paru en 2006, qui vise à pointer les dérives de l'économie politique des Etats-Unis, en particulier la politique extérieure qui s'octroie des droits sur les autres pays sans aucune considération de leurs intérêts.

Un contrat fondé sur de la fausse monnaie

Selon l'auteur, l'orientation prise depuis des décennies par son pays est une trahison du projet des pères fondateurs. Les présidents et leurs administrations qui se sont succédés ont maintenu un niveau élevé de dépense militaire, consacré des millions de dollars à la guerre contre la drogue sans grand succès et n'ont pas su éradiquer la pauvreté. Cette gabegie, pour William Bonner, dont la position n'est pas sans rappeler les positions libertariennes de Ron Paul, n'est assurément pas un contrat « gagnant-gagnant », mais plutôt un "gagnant-perdant", fondé sur de "la fausse monnaie".

En effet, les Américains ont dépensé au cours des trente dernières années l'argent qu'ils n'avaient pas en achetant des produits, notamment chinois, dont ils n'avaient pas besoin. Cette « fausse monnaie » a fait un aller-retour en Chine; les dollars revenant pour s'investir dans des bons du trésor américain. Cet afflux a fait baisser les taux d'intérêt ce qui a permis au consommateur américain d'emprunter à bon compte. Cette situation a non seulement creusé un déficit commercial astronomique mais a surtout créé un boom économique qui se révèle être, selon William Bonner, une illusion.

Car si la monnaie reflétait la réalité des échanges, c'est-à-dire convertible en un étalon comme l'or, la situation serait différente. « Dès que les consommateurs américains auraient dépensé plus qu'ils ne pouvaient se permettre, les dollars se seraient accumulés à l'étranger et auraient ensuite été présentés au Trésor. Des gouvernements étrangers auraient demandé de l'or en échange de leur valeur-papier, comme promis. Ils auraient réduit la quantité de base d'argent américain disponible... poussé les taux d'intérêt à la hausse... et mis fin à tout ce cirque », polémique William Bonner.

Un système truqué?

Un tel cirque ne va pas sans un clown. Si, l'ouvrage finit en toute logique sur une critique de la politique menée par Donald Trump - envolée de la dette publique, réduction des marchés gagnant-gagnant en raison de la guerre économique -, il pointe également le triste spectacle qu'est devenu aujourd'hui le rôle d'un président des Etats-Unis, nombre d'Américains étant persuadés que le système est truqué à leur désavantage. Or Trump, qui a réussi à se faire élire en critiquant le système, a baissé les impôts des plus riches, augmenté le budget du Pentagone, creusé le déficit public et laissé le développement de la technologie et du rôle de l'entreprise aux "Big Top" et autres GAFAM.

William Bonner y voit une faillite totale des élites devant leurs responsabilités. Et il n'est pas sûr que Joe Biden (qui n'était pas encore le candidat démocrate lorsque l'ouvrage a été publié) soit une véritable alternative "gagnant-gagnant" aux yeux de l'auteur mais bien plutôt, en cas de victoire, un autre de numéro de clown dans tout ce cirque!

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William Bonner « Gagner ou perdre, une histoire des civilisations », éditions Les Belles Lettres, traduit de l'anglais par John E. Jackson, 342 pages, 23,90 euros.

Robert Jules

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Commentaires 4
à écrit le 31/08/2020 à 15:41
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L'économie qui n'a jamais contribué à améliorer nos comportements bien au contraire. Seul "les échanges" ont su le faire!

à écrit le 29/08/2020 à 19:36
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On ne peut qu'être curieux de connaître des "références" prises pour établir: "que c'est l'économie qui a contribué à améliorer nos comportements"!? Pour "l'échange" cela ne porte pas a doute, mais pour l'économie, cela a plutôt amené au conflit!

à écrit le 29/08/2020 à 16:58
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"Une réflexion qui mène à une critique de l'état actuel des Etats-Unis" Oh la vache quelle banalité affligeante, bref une goutte d'eau dans le torrent anti-Trump et Amérique actuel. L'économie c'est gagnant gagnant pour tout le monde sauf que...

à écrit le 29/08/2020 à 15:09
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"L'économie qui a contribué à améliorer nos comportements"!? Il est difficile d'avoir des références, cela n'est que suppositions! Mais, quand on peut "s'envoyer des fleurs", il ne faut pas hésiter!

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