Loi PACTE : favoriser les entrepreneurs politiques, pour le meilleur et pour le pire

Les préconisations de la mission commandée à Nicole Notat et Jean-Dominique Sénard ne devraient pas produire de big bang juridique. Par Bertrand Valiorgue, Professeur de stratégie et gouvernance des entreprises - co-titulaire de la Chaire Alter-Gouvernance, Université Clermont Auvergne et Xavier Hollands, Professeur de Stratégie et Entrepreneuriat, Kedge Business School.
(Crédits : DR)

La mission Notat-Senard sur la réforme de l'objet social de l'entreprise vient de boucler ses travaux avec une publication officielle du rapport ce vendredi. Ses membres préconisent une modification du Code civil afin de responsabiliser les entreprises sur les conséquences économiques, sociales et environnementales de leurs activités. Couplés aux autres propositions du gouvernement sur les fondations d'entreprises et la création d'un nouveau statut, ces changements vont redessiner en profondeur le capitalisme français. Décryptage des conséquences juridiques, organisationnelles et surtout sociétales de ces propositions de réforme qui vont favoriser une nouvelle caste de dirigeants : les entrepreneurs politiques.

Le big bang juridique n'aura pas lieu

Les propositions de réforme des articles du Code civil ont une conséquence immédiate : elles reconnaissent de facto que les parties constituantes et les parties prenantes sont concernées par un même contrat de société et le projet économique qu'il sous-tend. Les dirigeants et mandataires sociaux n'ont plus le devoir fiduciaire d'augmenter indéfiniment la valeur financière au bénéfice des seuls actionnaires (ils ne l'ont d'ailleurs jamais eu). Ces derniers ont la responsabilité de trouver des équilibres entre les attentes des différents acteurs concernés et impactés par le projet économique de l'entreprise. Ces modifications qui touchent à l'objet social impliquent-elles un risque de multiplication des contentieux entre l'entreprise et ses parties prenantes ? Non, bien évidemment.

Seules les parties prenantes que l'on qualifiera de spécifiques, c'est-à-dire qui réalisent des investissements particuliers dans le cadre du projet économique de l'entreprise, sont concernées au premier chef. Or ces parties prenantes bénéficient d'ores et déjà de garanties contractuelles dans le cadre des partenariats ou des relations commerciales qu'elles nouent avec l'entreprise. Ce n'est donc pas avec ce projet de réforme du Code civil que les entreprises et leurs parties prenantes découvrent qu'elles doivent protéger leurs investissements.

Il est important de rappeler à cet égard que les coopératives, qu'elles soient de salariés, agricoles ou bancaires, sont des entreprises qui ont une mission sociale incorporée au sein de leurs statuts. Pour autant, elles ne sont pas assaillies par leurs parties prenantes qui, sous prétexte d'un objet social étendu, chercheraient en permanence à contester ou orienter en leur faveur le projet économique de l'entreprise. Les travaux que nous avons menés dans le cadre de la Chaire Alter-Gouvernance sur la gouvernance des coopératives montrent au contraire que les entreprises qui savent gérer leurs relations avec leurs parties prenantes spécifiques développent des avantages concurrentiels.

Les externalités, sources de contentieux ?

Les choses sont sensiblement différentes pour les parties prenantes qui supportent des dommages collatéraux ou des nuisances (désignées par le terme d'« externalités »). Ces parties prenantes doivent consentir à des investissements pour se protéger et, qui plus est, subissent parfois des pertes de valeurs qui peuvent être conséquentes. Les propositions de réforme du Code civil tendent à faire de la responsabilité sociale et de la prise en charge des externalités une dimension non plus volontaire, mais bien incontournable. De la capacité des parties prenantes qui supportent des externalités à s'organiser collectivement pourrait effectivement découler des risques de contentieux avec les entreprises qui ne prendraient pas suffisamment en considération leurs externalités.

Néanmoins, il ne faut pas non plus s'attendre à un big bang juridique sur ce point, car les entreprises ont amorcé depuis plusieurs années des programmes et des démarches pour traiter leurs externalités via des pratiques de responsabilité sociale. Par ailleurs de nombreux textes de lois existent d'ores et déjà pour amener les entreprises à mieux considérer les impacts négatifs de leurs activités sur les parties prenantes et l'environnement. Ajoutons qu'une partie de la finance dite responsable oriente et valorise les démarches des entreprises en la matière.

Les propositions de modifications du Code civil ne vont pas multiplier les contentieux juridiques et insécuriser les entreprises françaises comme le redoutent certains représentants du monde patronal. Le chiffon rouge de l'insécurité juridique qui masque la recherche du statu quo ne doit pas empêcher les retouches du Code civil. D'autant moins que ces propositions de modifications réaffirment les dispositions législatives de ces vingt dernières en matière de responsabilités sociale et environnementale des entreprises.

Un redimensionnement des conseils d'administration

La réforme du Code civil rappelle une évidence que la rhétorique de la valeur actionnariale de ces quarante dernières années a eu tendance à gommer : les mandataires sociaux et les dirigeants ont la responsabilité de chercher et trouver les équilibres nécessaires entre les attentes des différents acteurs concernés par le projet économique de l'entreprise. Le rappel de cette évidence n'est pas sans conséquence pratique et il implique des évolutions potentiellement importantes dans la composition, la structuration et le fonctionnement des conseils d'administration (ou conseil des de surveillance).

En premier lieu, la place des salariés est appelée à se renforcer (comme le préfiguraient les lois de 2013 et 2015), ce qui pourrait dessiner à terme un régime de co-surveillance à la française. Toutefois, il convient également d'inclure les autres parties prenantes, qui sont essentielles au bon fonctionnement du projet économique de l'entreprise ou qui supportent des externalités. Pour les entreprises les plus grandes, cette représentation impose la création d'un comité des parties prenantes au sein des conseils d'administration, destiné à apporter des informations et une connaissance précise sur les risques ou les externalités supportées par les parties prenantes. Certains suggèrent la création de comités d'entreprises élargis qui intégreraient les parties prenantes et permettraient d'engager un dialogue avec les dirigeants.

Les propositions de réforme du Code civil redessinent les contours des conseils d'administration (ou de surveillance). Ceux-ci ne peuvent plus être appréhendés comme des chambres d'enregistrement des prérogatives actionnariales, mais deviennent des organes qui intègrent le pluralisme des attentes exprimées par les parties prenantes. Il faudra plusieurs années et sans doute d'autres transformations juridiques pour atteindre cet objectif. Comme nous le suggérions dans une tribune collective, les changements proposés au sein du code civil et du code du commerce par la mission Notat-Senard imposent une inévitable réécriture du code Afep/Medef qui structure et oriente la gouvernance des grandes sociétés. On va sans doute revenir à cet égard à l'esprit du rapport Vienot de 1995 qui était beaucoup plus équilibré et pertinent par rapport à la version actuelle qui date de 2016.

Une véritable révolution sociétale

Pris dans leur ensemble, les propositions du rapport Notat-Senard sur le code civil et les propositions du gouvernement sur les entreprises à mission et les fondations d'entreprises tendent à profondément transformer la nature de l'entreprise et les objectifs qu'elle poursuit. Les transformations qu'elles engendrent pourraient changer radicalement le visage du capitalisme français.

Si le caractère lucratif ne disparaît bien évidemment pas, l'entreprise se positionne ou développe la possibilité de se positionner sur des projets d'intérêts généraux. Ce glissement est bien visible dans les discours d'Emmanuel Faber, PDG de Danone, dont le projet stratégique consiste à assurer la souveraineté alimentaire et développer les droits à une alimentation durablement saine. Stéphane Travert, ministre de l'Agriculture, pourrait afficher les mêmes ambitions. Ce positionnement d'un dirigeant d'entreprise sur des enjeux de société et des prérogatives qui relèvent pleinement du politique est surprenant.

Emmanuel Faber va bien au-delà du double projet économique et social qu'Antoine Riboud avait théorisé, il développe un véritable projet politique. Il se transforme en entrepreneur politique qui se donne le droit et la possibilité de transformer la société. Les propositions de réforme de la mission Notat-Senard et celles du gouvernement, qui sont très logiquement soutenues par le PDG de Danone, donnent un pouvoir d'action et des moyens juridiques sans précédent pour les dirigeants d'entreprises qui voudront se positionner sur des projets économiques d'intérêts généraux.

Mutation du monde entrepreneurial

Les propositions de réforme contenues dans le projet de loi PACTE vont faire entrer les entreprises françaises dans un monde nouveau. La responsabilité des dirigeants n'est plus de concilier l'économique et le social à travers des démarches de RSE, mais bien de penser la contribution de l'entreprise à la société à partir de projets politiques et d'un certain nombre de défis sociétaux à relever : coloniser Mars pour SpaceX, bâtir des communautés pour Facebook, garantir la souveraineté alimentaire pour Danone, favoriser la révolution transhumaniste pour Google, bâtir la première infrastructure commerciale mondiale pour Alibaba...

On ne sait pas si, comme le souhaite Bruno Le Maire, les propositions de réforme vont permettre de réconcilier les Français avec l'entreprise, mais ce qui est certain c'est qu'elles vont renforcer la place de cette dernière dans la Cité. Les dirigeants d'entreprises ont désormais les capitaux et les ressources juridiques nécessaires pour devenir de véritables entrepreneurs politiques en dehors de toutes délibérations et mandats démocratiques.

À ce titre, cette réforme est parfaitement en phase avec une évolution considérable du rapport qu'entretiennent désormais les Français avec l'entreprise. Ils sont aujourd'hui 67 % à considérer que « les projets de société les plus ambitieux sont aujourd'hui portés par des chefs d'entreprise » et 63 % pensent que « les grandes entreprises seront à l'avenir de plus en plus traitées comme des États ».

Vers la fin de la social-démocratie à la française ?

La réforme du code civil, la création d'un nouveau statut d'entreprise à objet social étendu et la possibilité de développer des fondations d'entreprises parachèvent au final le déclin de la social-démocratie française. L'entreprise n'est plus simplement un acteur économique dont il faut corriger les excès ou les inégalités qu'elle génère à travers des normes et contraintes issues d'un processus délibératif démocratique. Elle devient un acteur politique de premier plan qui s'empare, en dehors de toutes délibérations démocratiques, d'enjeux d'intérêts généraux pour transformer la société. Pour le meilleur comme pour le pire...

Que l'on ne s'y trompe pas : la financiarisation de la gouvernance est devenue au fil du temps une barrière à l'investissement des entreprises dans des projets politiques ; elle les empêchait de relever des défis sociétaux. Les propositions contenues dans la loi PACTE permettront de lever les obstacles grâce à de nouveaux outils et dispositifs juridiques. La création des sociétés anonymes par la loi du 24 juillet 1867 a permis au capitalisme industriel d'émerger et de prospérer. Les propositions actuelles, si elles sont reprises par le Parlement, engendreront la multiplication et le développement des entrepreneurs politiques. Restera à savoir si nous avons vraiment besoin d'aller sur Mars...

The Conversation ________

Par Bertrand ValiorgueProfesseur de stratégie et gouvernance des entreprises - co-titulaire de la Chaire Alter-Gouvernance, Université Clermont Auvergne et Xavier HollandtsProfesseur de Stratégie et Entrepreneuriat, Kedge Business School

 La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation

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